de Michele Nobile
La mascarade des référendums dans les territoires occupés, les annexions décrétées et rapidement reconnues par la servile Douma, la mobilisation partielle, l’agitation sans motif de la menace nucléaire contre un État non nucléaire qui se bat pour défendre son propre territoire, les missiles tirés encore une fois sur des cibles civiles : voilà des faits qui devraient faire comprendre, même aux plus inconscients, que l’attaque contre l’Ukraine est une opération impériale qui n’a rien de défensif, exactement comme tant d’autres invasions et tant d’opérations « secrètes » des impérialismes occidentaux. L’annexion illégale des territoires ukrainiens occupés exclut actuellement toute possibilité de solution politique à la guerre déclenchée par le gouvernement russe.
Poutine et les faux pacifistes se plaignent de la « trahison » de la promesse qui aurait été faite de ne pas étendre l’OTAN dans la zone déjà soumise à l’Union soviétique. Quelle naïveté !, a-t-on envie de s’exclamer. Indépendamment de la volonté de Washington ou de Berlin, il est évident que soit pour des raisons de sécurité soit pour les perspectives d’emploi, les élites et les peuples anciennement soumis à l’URSS sont attirés par l’OTAN et par l’Union européenne.
Quoi qu’il en soit, l’énumération des méfaits des États-Unis et de leurs alliés de l’OTAN ne fait pas de l’agression de Poutine contre le peuple ukrainien un crime politique moins grave.
La gauche qui se veut démocratique, pacifiste, voire anti-impérialiste, doit décider du critère à partir duquel elle juge les actions des grandes puissances et la résistance des peuples à l’agression. Elle doit choisir entre le critère géopolitique et l’équilibre des forces entre les puissances, qui l’amèneront inévitablement à se ranger du côté de l’un des « camps » impériaux, et l’autre choix, qui, lui, consiste à soutenir systématiquement les luttes des peuples pour leur libération et pour l’indépendance nationale, quels que soient leurs dirigeants ou les régimes politiques.
Le critère permettant de juger les actions des grandes puissances et la résistance d’un peuple face à une agression ne peut être le ressentiment des chefs d’État – de Poutine ou de n’importe quel autre – face à la « trahison » des promesses faites par d’autres chefs d’État et au redimensionnement de la sphère d’influence de la puissance en question. Le critère ne peut pas non plus être la menace, réelle ou supposée, qui existerait à proximité des frontières. Avec une telle logique, on pourrait justifier l’attaque de la baie des Cochons à Cuba en 1961 et le blocus de l’île, qui a débuté avec la crise des missiles nucléaires en 1962 : après tout, ce qui était en jeu à l’époque, c’était la possibilité de frapper les villes américaines de la côte avec des ogives nucléaires en quelques minutes. La logique géopolitique et la théorie des dominos qui tombent en série justifieraient l’agression américaine au Vietnam, la « guerre de basse intensité » en Amérique centrale, etc.
L’idée selon laquelle les intérêts et les actions de la Russie (et de la Chine) doivent être soutenus parce qu’ils contrebalanceraient ceux des États-Unis ou de l’Union européenne n’est pas non plus acceptable : il s’agit, là aussi, d’un concept découlant de la géopolitique des sphères d’influence impérialistes et non de l’internationalisme démocratique, et encore moins de l’internationalisme révolutionnaire. La logique géopolitique implique l’acceptation de la division du monde en sphères d’influence, un critère de « camp » selon lequel ce que fait la puissance A est toujours « mauvais », tandis que ce que fait la puissance B est toujours « bon » ou du moins « compréhensible » en réaction aux méfaits de A ou pour équilibrer les prétentions dominantes de A. Selon cette logique, lors de la Première Guerre mondiale, les « campistes » d’aujourd’hui auraient pris parti pour l’une ou l’autre des puissances impérialistes en conflit.
Il y a une raison très simple pour laquelle les démocrates et les socialistes conséquents ont toujours défendu l’indépendance politique et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes: c’est la condition élémentaire pour qu’il y ait, à l’intérieur d’un pays, à la fois des progrès dans le domaine des libertés politiques, de la démocratie, de l’organisation autonome des travailleurs et de la lutte pour se libérer de l’exploitation. Le colonialisme et l’intégration forcée dans une sphère impériale sont contraires à la fois à la démocratie politique et à la création des meilleures conditions pour la lutte des classes.
La gauche qui se fonde sur des critères géopolitiques, étatistes et « campistes » fait un bond en arrière d’un siècle et demi : à l’époque qui a précédé la solidarité totale manifestée par les démocrates et les socialistes internationalistes avec la lutte insurrectionnelle des Polonais contre le régime tsariste en 1863-1855.
Les « souverainistes » qui, détestant l’Amérique et l’Union européenne, se rangent du côté de Poutine et de l’impérialisme russe, et ceux qui condamnent l’agression russe mais refusent à l’Ukraine le droit de se défendre en se procurant des armes partout où c’est possible, par choix délibéré et par opportunisme inconséquent renoncent à défendre la liberté d’un peuple de décider de son propre avenir. Ils se placent de fait en dehors d’une tradition démocratique et socialiste plus que séculaire. Ils adoptent une position réactionnaire, « en faveur de la restauration d’un ordre social ou politique historiquement dépassé », en l’occurrence sur le dos du peuple ukrainien.
L’Union soviétique est morte depuis longtemps, et avec elle le Comecon et le pacte de Varsovie. Nous devons nous débarrasser du fantôme de l’URSS et de l’identification entre l’État et le socialisme. Nous devons comprendre qu’un nouvel impérialisme grand-russe est né, animé par l’idée de ressusciter une version actualisée de l’empire tsariste et de la doctrine Brejnev de la « souveraineté limitée », limitée dans les faits par ce que le Kremlin considère comme sa sphère d’influence. Désormais, il n’est plus question de « socialisme », même pas dans le nom, mais de « monde russe ».
Le capitalisme russe a produit sa propre forme d’impérialisme, qui est plus arriérée et moins attrayante pour les travailleurs ordinaires que celle dite « occidentale », mais pas moins dangereuse. Au contraire, c’est précisément l’infériorité économique du capitalisme russe qui pousse le régime de Poutine à recourir à la violence au cœur de l’Europe et à utiliser la carte des « compatriotes » à l’étranger, comme autrefois Hitler, seuls moyens dont il dispose pour se tailler une sphère d’influence.
Que les armes destinées à la défense du peuple agressé proviennent de l’impérialisme dit occidental ne change rien à un point fondamental : les Ukrainiens doivent être libres de choisir leur propre avenir.
Le régime de Hailé Selassié en Éthiopie était certainement réactionnaire, mais aurait-il dû être privé d’armes pour résister à l’agression italienne en 1936 ? Les grandes puissances jouent toujours leur jeu, mais lorsque l’URSS avait fourni des armes à Cuba, au Vietnam ou au Nicaragua, s’agissait-il d’une « guerre par procuration » ou d’un « choc entre impérialismes », qui aurait dû entraîner le défaitisme chez les deux adversaires ? Ou ne s’agissait-il pas de la question de l’autodéfense d’un peuple, qui se procurait des armes auprès de ceux qui voulaient bien les lui fournir ?
L’Ukraine n’a même pas entamé le processus, qui peut durer des années, au terme duquel un État peut devenir membre de l’Organisation atlantique ; en effet, la faible possibilité de voir l’Ukraine admise au sein de l’OTAN et de l’Union européenne s’est évanouie à partir du moment où la Russie a envahi la Crimée et lancé la sécession dans les oblasts de Donetsk et de Luhansk. Mais ça, Poutine et les prétendus pacifistes ne le disent pas.
Nous devons nous débarrasser des lunettes déformantes du « campisme » nostalgique et du cynisme géopolitique pour voir la guerre en Ukraine pour ce qu’elle est : la tentative de l’impérialisme russe de soumettre un peuple, à laquelle il faut résister par tous les moyens. Et cela, pour les démocrates, les internationalistes et les véritables pacifistes, devrait être un argument suffisant.
La condition minimale pour parvenir à une solution juste à la guerre en Ukraine a été indiquée par l’Assemblée générale des Nations unies, qui a exigé que la Russie « retire immédiatement, complètement et inconditionnellement toutes ses forces militaires du territoire de l’Ukraine à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues ». Même les pacifistes non violents ne peuvent, pour des raisons morales, ignorer la condamnation sans appel de ce crime d’agression et renoncer à lutter avec des méthodes non violentes contre l’invasion russe : manifestations pacifiques, grèves, sabotages, désertions, évasions. Ce sont des formes de lutte qui peuvent avoir un certain poids dans les territoires illégalement annexés et en Russie, mais qui ne suffisent pas pour repousser l’invasion. Cependant, ces actions impliquent un choix clair et honnête : entre une puissance impérialiste qui attaque et un peuple lésé, l’équidistance est inadmissible.
Celui qui reconnaît l’OTAN et les États-Unis, mais ne soutient pas le droit des Ukrainiens à se défendre par tous les moyens qu’ils jugent nécessaires, selon les opportunités qui se présentent et selon ses propres décisions autonomes, n’est pas un pacifiste. Au contraire, il appelle les Ukrainiens à se rendre sans se battre face à la brutalité d’un prédateur, il se fait complice d’un bandit. Ces héritiers du national-bolchevisme hitlérien-communiste et ceux qui appellent avec de beaux discours à la paix, mais nient le droit du peuple ukrainien à se procurer des armes là où il le peut, doivent se demander ce que les travailleurs et les travailleuses, les enfants et les anciens d’Ukraine pensent de leurs positions. Ils doivent se demander quelle humanité et quelle subjectivité ils ont effacées de leur discours. Ils doivent se demander s’ils ne devraient pas être considérés comme les complices des massacres et des destructions, c’est-à-dire comme des lâches et des hypocrites. Ils doivent se demander si les Ukrainiens ne leur devraient pas leur cracher au visage.
Avec la guerre en Ukraine, la gauche occidentale arrive à un nouveau carrefour historique. La position vis-à-vis de l’agression de Poutine contre le peuple ukrainien fait le partage des eaux entre, d’une part, les « souverainistes », partisans de l’impérialisme et du nationalisme grand-russe, et, d’autre part, les socialistes internationalistes qui ont toujours pris le parti des luttes de libération nationale et sociale; entre les faux pacifistes qui brandissent démagogiquement le mot paix, mais le comprennent dans le sens d’une capitulation face à l’envahisseur, et les combattants et pacifistes sincères qui luttent pour la liberté de leur peuple par tous les moyens possibles à sa disposition, parce qu’ils savent qu’une paix injuste n’est pas digne de considération et qu’elle est le prélude à un nouveau bain de sang et à de nouvelles injustices.
Traduction Mariana Sanchez
Publié dans Les Cahiers de l’antidote : Soutien à l’Ukraine résistante
(Volume 13)
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2022/11/14/les-cahiers-de-lantidote-soutien-a-lukraine-resistante-volume-13/