(interviewé
par Johnson Bastidas)
Nous avons rencontré le Professeur James Petras, sociologue étasunien,
professeur émérite de l'Université de l’État de New
York à Binghamton, intellectuel de gauche, qui a accepté de répondre à
nos questions sur l’actualité internationale. Son analyse ne laisse pas
indifférent à certaines courantes de la gauche et bien sûr à la droite plus
récalcitrante. Le professeur Petras est un intellectuel engagé, qui soutient
les mouvements sociaux en Amérique Latine avec lesquels, il entretient des
rapports très étroits. A quelques jours de sa visite en Suisse, invité par le
mouvement social colombien, la « Marcha Patriotica», voici ses
réponses :
JB) Professeur Petras, tout d’abord, nous vous remercions de répondre à nos
questions. Nous savons que vous êtes très critique concernant les Ongs, en quoi
consiste cette critique et pour quelle raison celle-ci est-elle importante pour
les mouvements sociaux ?
JP) En premier lieu, la plupart
de ces Ongs, surtout les plus grandes, ne sont pas non gouvernementales, car
son financement dépend de certains gouvernements de l’Europe et des Usa, leurs
agendas de travail sont fixés par ces gouvernements. En second lieu, ces liens ont contribué à la
privatisation de certaines prestations et des services publics. En troisième
lieu, les petites Ongs qui n’ont pas de liens avec des gouvernements ont, par
exemple, des dynamiques d’auto-aide, qui sont en réalité de l’auto exploitation
et ne contribuent pas à l’organisation de la population pour demander ses
droits. Au contraire, cette dynamique exempte les gouvernements de leurs
responsabilités avec l’argent public et l’argent de nos impôts. En quatrième
lieu, les Ongs n’ont pas de base sociale populaire, elles deviennent des
organisations de petites élites qui reproduisent des formes de leadership par
cooptation et pas pour l’élection donc pas une vraie représentation de la
communauté. Ces leaders n’obéissent pas à la communauté, ils sont, en un mot;
des bureaucrates.
JB) Il existe une tendance à la perte de prestige de certains partis
politiques comme instance de médiation entre le citoyen et l’État. Le citoyen
finit par croire qu’il n’y a pas de différence entre eux, certains
indicateurs ; par exemple le taux
d’abstention électorale dans la dernière élection européenne le montre. Quelles sont les alternatives au niveau organisationnel qui restent aux
citoyens pour devenir sujet politique?
JP) Cette critique est pertinente
car les partis socialistes, les partis laboristes, ou les socio-démocrates se tournent chaque fois
plus vers la droite et n’ont pas tenu leurs promesses électorales. Autre aspect,
c’est la corruption, comme au Brésil, toutefois les partis ne sont pas mauvais
en soi. Il y a aussi les mouvements sociaux et politiques qui développent les
luttes sociales revendicatives (l’écologie, le genre, la terre) et les luttes
pour devenir pouvoir, c’est-à-dire la lutte des classes, qui confrontent l’État
au-delà du cadre institutionnel. Il y a aussi des mouvements qui ont renoncé à devenir pouvoir et qui ne
transcendent la dynamique revendicative, ceux-ci finissent pour aller vers les
partis institutionnels. Certains
mouvements sociaux en Amérique Latine, par exemple le mouvement sans terre au
Brésil, les indigènes en Bolivie et en Equateur combinent les deux options,
mais certains sont dans une confrontation directe contre les régimes avec les
grèves paysannes, le blocage des autoroutes, etc… ils ont une grande capacité
de mobilisation. Certains mouvements sociaux ont réussi à affaiblir les
gouvernements, mais sans parvenir à la tête du gouvernement. Les mouvements
sociaux sont une option mais, ils doivent transcender le cadre légal pour
mettre en avant des mobilisations transformatrices de la société ; le
droit à la santé à l’éducation publique, à la sécurité alimentaire, etc.
JB) Comment peut-on expliquer le phénomène récent en Europe, où la droite
plus récalcitrante, par exemple le FN français, a eu des avances importantes au
niveau électoral en pleine période de crise structurelle du système capitaliste
et d’une aggravation de ses contradictions. Dans le même temps, dans certains
pays, anciennement liés à l’Urss (Pologne, Hongrie) nous avons vu une montée
électorale des partis communistes ?
JP) Je pense que nous devons
distinguer deux choses : les partis de droite se sont plongés dans une politique d’austérité, c’est-à-dire l’imposition d’une politique anti populaire de Bruxelles
et les partis dits de gauche pensent que l’UE peut être reformée. C’est un
mythe car les oligarchies ont pris le contrôle des instances de décision de
l’UE pour privatiser et imposer le néolibéralisme. Les critiques de la droite
vis-à-vis de Bruxelles ne peuvent pas nous tromper, car ils sont faits dans une
démarche populiste, démagogique. En fait, ils ne mettent pas en question
l’essence libérale du problème, cela a été démontré au moment où ils sont au
pouvoir. D’un autre côté, les critiques de la Gauche à Bruxelles sont plein
d’ambiguïté car dans les états respectifs, c’est la gauche qui continue à
soutenir diverses instances du pouvoir à l’adaptation au modèle libéral. En
Pologne, l’avance de certains partis de gauche est relative car certains
continuent à prôner l’adaptation au modèle néolibéral et cela les laisse sans
possibilité de rupture avec ce modèle. L’augmentation de la votation en Hongrie
a été expliquée par l’échec de la politique mise en place autant par la droite
que par les socialistes et les communistes ont conservé une certaine cohérence
d’opposition vis-à-vis de ces politiques de régression sociale imposées par
l’UE et cela a été reconnu par les électeurs.
JB) Si nous parlons de régression au niveau de la sécurité sociale et des
transformations du travail, j’aimerais vous amener sur certaines maladies
psychologiques, le burnout et les troubles musculosquelettiques (Tms) face aux
conditions de travail. Le travail a été modifié par l’automatisation et la
robotisation qui produisent un nouveau travailleur. Ce nouveau
travailleur est-il prêt à s’investir dans la lutte ?
JP) Il y a une tendance à la
privatisation de la sécurité sociale, une régression au niveau du travail, une
intensification du rythme de travail en parallèle avec la tertiarisation et
l’embauche précaire, la sous-traitance, et les intérimaires. Il y a une
problématique sur les possibilités de lutte car la division entre l’ancien et
le nouveau travailleur par la perte des acquis sociaux, n’est pas vécue de la
même manière dans la place de travail. Les nouveaux contrôles au travail qui se
sont mis en place pour remplacer les superviseurs, les pertes au niveau de la
caisse de chômage, l’instabilité de l’emploi, l’absence de la sécurité sociale,
sont certains indicateurs qui portent préjudice à la construction de l’action
collective car les travailleurs ont peur face au licenciement facilité par
certaines législations. Ceci explique la raison pour laquelle il n’y pas
d’absentéisme des travailleurs même si ceux-ci sont malades, ou présentent des
douleurs, ils continuent à travailler sans consulter un médecin. On n’exagère
pas si nous disons qu’il y a de la terreur dans la place du travail, par
exemple aux Usa le 84% des travailleurs dans le privé ne sont pas syndicalisés,
ceci est à mettre à l’ordre du jour au niveau de conflictualité latente
d’aujourd’hui.
JB) Et, en parlant de conflictualité, actuellement, plusieurs conflits
sévissent dans le monde, tout semble un « chaos », Concernant la
Palestine, la Syrie, la Lybie, l’Ukraine, l’Afghanistan et l’Irak, certains
spécialistes pensent que c’est un chaos organisé.
Quel est votre avis, à noter que pour la plupart des gens ces conflits
semblent éloignés de leur quotidien ?
JP) Cela dépend où les gens
habitent et de leur niveau de conscience, les ouvriers comprennent que tous ces
conflits causent des préjudices car les ouvriers sont confrontés à la
concurrence internationale entre travailleurs, mais dans le cas des conflits
cités, l’impérialisme intervient par des guerres afin d’élargir l’impérialisme
économique. Dans un premier temps, les guerres détruisent, par exemple en Irak
la guerre empêche l’exportation du pétrole, en Lybie le développement de
l’industrie minière, l’infrastructure, tout cela facilite la mise en place des
régimes pro-coloniaux ou pro-occidentaux liés aux oligarchies locales. C’est
l’impérialisme militariste qui ouvre ainsi la place à la dépendance de ces pays
vis-à-vis de leurs entreprises multinationales qui arrivent pour la
reconstruction et le contrôle des ressources stratégiques.
JB) Quelle est la particularité du conflit en Ukraine, sommes-nous face à
une nouvelle guerre froide ou est-ce plus complexe qu’il ne paraît ?
JP) Alors, le coup d’état
organisé par les Usa et l’UE, l’Otan cherche à affaiblir la Russie, à
l’encercler, en affaiblissant l’économie Ukrainienne qui comptait sur le gaz
bon marché de la Russie. En créant un gouvernement marionnette en Ukraine pour
permettre la création des bases militaires de l’Otan, il s’agit de l’extension
de l’Otan aux frontières de la Russie mais à un prix assez élevé car le
gouvernement actuel, mis en place par les Usa et l’UE a un composant important
de fascisme et d’instabilité. Dans ce cas, en Ukraine c’est la mise en place
d’une politique militariste afin de contrecarrer l’influence de la Russie, mais
Poutine n’est pas Boris Eltsine.
JB) L’opération de punition collective d’Israël contre le Ghetto de Gaza a
été condamné au niveau mondial, quels sont les éléments clés de ce
conflit ?
JP) Le soutien des Usa est fondamental pour
Israël. L’influence du pouvoir sioniste aux Usa est incroyable, par exemple
dans l’élection du président des Usa, ainsi que dans les élections
parlementaires et le contrôle des mass media de caractère régional, national et
international. Dans les dernières sanctions contre l’Iran, l’équipe de pilotage
des sanctions, inscrit dans le département du trésor des Usa, étaient des
sionistes très connus aux Usa. Donc le lobby sioniste influence la prise de décisions
dans les différentes instances du pouvoir des Usa et les mass media formatent
l’opinion publique. C’est pour cette raison que les Usa imposent son droit de
veto au conseil de sécurité des Nations Unies pour empêcher des sanctions à
l’égard d’Israël. Les intellectuels ont aussi peur de critiquer les sionistes
car ils ont peur des sanctions des centres de recherche universitaires qui sont
sous pression sous peine de perdre des donations, des fonds et des fondations
liés au sionisme. Dans certaines universités aux Usa il est arrivé souvent, que
certains groupes influents imposent son droit de veto vis-à-vis des académiques
et des chercheurs critiques de telle ou telle politique surtout de celle des Usa
envers l’Israël.
JB) Quelle est- votre réflexion concernant le traitement des mass media
face à ces conflits?
JP) L’homogénéisation des mass
media est catastrophique. Dans le passé, nous avons eu des voix dissidentes
dans les mass media, voix qui ont aujourd’hui disparu. De nos jours, les mass
media sont des boîtes de résonance des politiques au pouvoir. Si nous lisons,
le Financial Times, le New-York Times, la Bbc ceux-ci fonctionnent comme une
extension des gouvernements et des groupes de pouvoir. Internet et l’importance
des medias alternatifs sont fondamentaux pour la démocratisation de
l’information.
JB) Parlons, maintenant de l’Amérique Latine, nous savons que vous portez
un œil critique sur certains pays dont les
gouvernements progressistes. Quelles sont ces critiques et quels sont les
aspects positifs que nous pouvons souligner concernant ces gouvernements,
pendant cette période de spéculations des matières premières et des traités de
libre échange ?
JP) Les
aspects positifs c’est la politique étrangère qui a essayé de contrecarrer la
politique des Usa avec la configuration d’une politique intégrationniste
régionale, la promotion de la diversification des marchés, la création
d’instances comme Alba qui ont permis une position commune pour critiquer les Usa,
par exemple pendant le coup d’état en Honduras et dans la situation de
Palestine.
En ce qui concerne la politique
domestique, les gouvernements progressistes de la région n’ont pas empêché la
rentrée des multinationales agroalimentaires ou minières. En Bolivie, dans tous
les secteurs miniers, on note une
participation importante des multinationales européennes et
étasuniennes, même si celles-ci paient des impôts, ce qui a permis d’améliorer
les conditions de travail et de payer de meilleurs salaires, mais la plupart
des richesses partent à l’étranger.
En Argentine, les kirchners con
Mosanto, n’ont pas empêché la rentrée des Ogm et, par exemple au Brésil, il y a
des associations de capitaux nationaux avec les multinationales, en plus, Il
n’y a pas eu de réforme agraire. Il y a eu des politiques paternalistes de
stimulation du secteur agraire, crédits pour les petits producteurs mais cela
ne résout pas les problèmes agraires. Les programmes de lutte contre la
pauvreté contrastent avec la politique du travail, dans certaines entreprises
les travailleurs sont méprisés même dans les entreprises qui sont contrôlées
par l’Etat.
JB) Maintenant,
nous savons que vous travaillez sur le processus de recolonisation de
l’Amérique latine et en général sur ces pays riches en matières premières,
racontez-nous comment fonctionne cette recolonisation ?
JP) En premier lieu, c’est la
mise en place d’une économie coloniale, basée sur la production et
l’exportation des matières premières, comme principal axe de développement et,
ensuite, une dynamique d’importation des marchandises manufacturées ailleurs,
cela a dynamisé le marché intérieur mais pas la diversification de la
production, cette dynamique empêche le développement d’un parquet industriel
propre donc le développement du pays. Ce modèle condamne le pays à une
éternelle dépendance des capitaux internationaux. Deuxièmement, ces entreprises
ont déplacé les communautés indigènes, les populations afro-descendantes et les
paysans, en détruisant son habitat et l’environnement, les Andes et l’Amazonie.
La présence des capitaux internationaux dans les secteurs stratégiques de
l’économie et la dépendance aux matières premières sont de vrais dangers pour
l’émancipation des peuples.
JB) Et pour finir, un pays que vous connaissez bien, la Colombie,
dites-nous quelle est votre avis sur le processus de paix qu’a lieu
actuellement entre le gouvernement et les Farc-ep à la Havane, Cuba, mais
surtout de l’influence du gouvernement des Usa dans ce conflit ?
JP) Les Usa ont financé ce
conflit armé et ont contribué à la destruction du champ colombien, ainsi qu’à
l’assassinat de beaucoup de syndicalistes et de dirigeants populaires. Le
gouvernement étasunien continue sa présence militaire sur place par les sept
bases militaires et un nombre important de consultants militaires participant
directement à la politique contre-insurgée du gouvernement colombien. Ceci n’est pas une donnée anodine au moment de parler
de paix, en plus avec la signature et l’entrée en vigueur de l’accord de libre
commerce, entre les Usa et la Colombie au détriment des paysans colombiens, et
en favorisant les secteurs exportateurs de grands propriétaires fonciers, on
peut dire que la Colombie est complètement colonisé. Il faut dire aussi que
l’oligarchie colombienne est une des plus conservatrice et répressive de
l’Amérique Latine. La Colombie n’a pas vécu une période de transition
démocratique où les partis de gauche ou les syndicats ont eu une place pour
légitimer son action politique institutionnelle. La Colombie est le pays des
assassinats politiques et de groupes paramilitaires au service des grands
oligarques.
Maintenant dans ce processus de
paix, je pense que c’est un pas important, positif, parce que personne en
Colombie ne voulait continuer ce conflit destructeur de l’économie et des vies
humaines, mais la paix doit être établie avec
une justice sociale et une démocratie. Ce qui me semble compliqué c’est comment
mettre en place des accords car c’est une
société militarisée où la présence des groupes paramilitaires est d’actualité. Nous
avons vu des accords pendant les gouvernements de Betancur et de Barco, mais
les pouvoirs en place continuent à assassiner les interlocuteurs. C’est un
processus de paix difficile car il faut accompagner les accords avec la
démilitarisation du pays, les changements de redéfinition du pouvoir et des
garanties démocratiques. La mobilisation dans ce contexte-là est très
importante, la Marcha Patriotica joue un rôle très important à la tête
des mouvements sociaux, car la négociation et la mobilisation marchent ensemble
dans un processus de paix, cela explique toute la répression contre ce
mouvement social et politique. Ici, les secteurs progressistes de la société
doivent se mobiliser pour faire aboutir les
accords, sinon les accords auront des effets très limités sur la vie du pays.
James Petras sera à Lausanne
Le vendredi 10 octobre 2014 à 19:00
Maison du
peuple à Lausanne
Salle:
Jean-Villard Gilles
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