de Patrick Le Tréhondat1
Les campistes, de leur côté, partagent cette appréciation. Dans leur vision, où comptent uniquement l’affrontement des puissances et où les peuples sont absents, la stabilité du régime russe est essentielle. Oh, certes, ils peuvent regretter les «entailles» aux droit humains que commet le Kremlin et ils peuvent même apporter leur soutien à tel ou tel oppositionnel russe emprisonné, mais en définitive ils considèrent que la lutte du peuple ukrainien pour sa liberté et la démocratie est un affaiblissement, et même un obstacle, à leur lutte «anti-impérialiste», en réalité essentiellement dirigée contre les États-Unis. La Fédération de Russie, au même titre que la Chine, constitue à leurs yeux une force de résistance aux puissances occidentales dominantes et ils défendent l’avènement d’un multipolarité radieuse qui n’est en définitive qu’un multi-impérialisme.
À la suite de ce sombre tableau, il faut cependant souligner l’extraordinaire mouvement de soutien à l’Ukraine par en bas. Depuis le début de la guerre à grande échelle, des centaines de convois sont partis de toute l’Europe pour apporter une aide matérielle. Des générateurs à du matériel scolaire en passant par des couches pour bébés ont été acheminés en Ukraine par des convois citoyens, toutes les semaines depuis plus de deux ans. Le mouvement syndical s’est également mobilisé conduisant des convois syndicaux vers Kyiv ou Kryvyï Rih, apportant des tonnes de matériel et nouant des liens de partenariat et d’échanges avec leurs contreparties ukrainiennes.
L’autre difficulté majeure rencontrée par le peuple ukrainien est la politique néolibérale menée par son gouvernement, qui l’appauvrit et affaiblit sa capacité de défense.
Une politique néolibérale nocive
Le visage de Mme Paraska, ambulancière de l’hôpital d’Ivano-Frankivsk, est baigné de larmes. Elle vient d’apprendre son licenciement avec 240 autres de ses collègues (médecins et infirmières). Elle hurle, lors d’une réunion avec la direction de l’hôpital, qu’elle n’aura plus assez d’argent pour acheter des couches pour son fils, qui a perdu ses jambes dans cette guerre...
Sans pause depuis le 24 février 2022, le gouvernement poursuit ses attaques contre les droits des travailleur·euses. Les réformes du Code du travail se succèdent, allant même jusqu’à remettre en cause le droit aux congés. Dans le secteur de la santé, pourtant vital dans un pays en guerre, licenciements et non-paiement des salaires s’ajoutent les uns aux autres.
Le personnel de santé n’est pas le seul touché par cette brutalité sociale. Citons le cas des 6 000 mineur·es de Lviv, qui attendent encore à cette heure le paiement de leurs salaires depuis plusieurs mois. Outre la détresse sociale dans laquelle elle plonge la population ouvrière, cette politique antisociale affaiblit la capacité de défense de l’Ukraine. Ce qu’explique clairement le syndicat KVPU des mineur·es de Lviv :
Les salaires impayés non seulement aggravent les difficultés financières des familles minières, mais affectent également négativement l’état moral et psychologique des employé·es et augmentent les tensions sociales dans les équipes de production et dans la région, mais privent également de la possibilité d’aider plus de 800 employé·es de l’entreprise qui sont dans l’aarmée et auxquels [les mineur·es] fournissent tout le nécessaire (munitions, drones, voitures, etc.).
Résistances sociales
Depuis la fin 2022, la résistance sociale à cette politique s’est développée ouvrant ainsi la lutte sur deux fronts: contre l’agression impérialiste russe, avec un soutien constant aux combattant·es sur le front, et contre la politique néolibérale de Zelensky. Dès novembre 2022, les étudiant·es de l’université de l’imprimerie de Lviv se mobilisaient dans la rue contre la fermeture de leur établissement, bravant la loi martiale qui interdit tout rassemblement sur la voie publique. Moment fondateur qui allait conduire, en février 2023, à la création du syndicat indépendant étudiant Priama Diia.
Le mouvement syndical, tant en raison de la guerre que de la loi martiale, ne peut pas déployer de larges mobilisations. De plus, des milliers de ses membres se sont engagé·es dans l’armée et sont au combat. Beaucoup ont été tué·es ou blessé·es, ce qui aura à l’avenir des conséquences sur le mouvement ouvrier ukrainien en l’affaiblissant considérablement.
Dans cette situation, à titre individuel ou collectif, les salarié·es intentent des procès contre leurs employeurs pour faire respecter leurs droits. En octobre 2023, le syndicat des cheminots KVPU a obtenu devant les tribunaux la restauration entière des salaires de 300 000 travailleur·euses du rail qui avaient été partiellement amputés.
À la suite de nombreux procès remportés en 2024 par les salarié·es, le ministre de la justice a pu s’inquiéter que les tribunaux n’étaient pas faits pour entraver le développement des entreprises. Ce à quoi le Conseil de juges, attaché à l’État de droit, a répondu que la justice devait faire respecter les droits des citoyen·nes.
Signalons enfin les nombreux rassemblements populaires (certains se terminant en manifestations de rue) qui se tiennent chaque semaine et qui revendiquent des conditions claires quant à la démobilisation des soldat·es épuisé·es ou qui se forment pour soutenir les prisonnier·es de guerre promis à un mort lente entre les mains des forces russes. Signalons encore les mobilisations qui portent sur la défense du service public, par exemple contre la suppression d’un poste de factrice dans un village, contre la spéculation immobilière qui met en cause le patrimoine architectural de Kyiv ou sur les problèmes écologiques. Autant de luttes dont Soutien à l’Ukraine résistante se fait dans chaque numéro l’écho.
Un nouvel internationalisme
Le soutien à l’Ukraine nous a obligé·es à repenser notre internationalisme et ses pratiques. Le plus souvent, le soutien aux peuples opprimés relève d’un apitoiement où ceuxci sont réduits à l’état d’objet de notre compassion. Objet? Alors qu’ils sont les sujets de leur libération! «Ne nous considérez pas comme des victimes, car ainsi vous vous placez en position de supériorité vis-à-vis de nous, alors que nous somme les acteur·trices agissant·es de notre combat libérateur», me disait récemment Katya Gritseva, militante de Priama Diia et de l’organisation socialiste révolutionnaire Sotsialnyi Rukh.
Un authentique internationalisme doit œuvrer dans une relation d’égalité avec les peuples opprimés qu’il soutient. Ce nouvel internationalisme se doit également se préserver d’un autre écueil : le risque de substitutisme. Ce que notait amèrement en mai 2023, le site de gauche ukrainien Commons :
Lorsque l’attention s’est soudainement portée sur notre société, ce sont souvent des Occidentaux qui donnaient leur point de vue sur l’invasion russe et qui était le plus bruyant et souvent le plus apprécié. Même s’ils ou elles n’avaient jamais été confronté·es au contexte ukrainien auparavant3.
Le risque du torticolis
La gauche internationale gagnerait à se pencher, au risque d’un torticolis, sur l’auto-activité du peuple ukrainien et particulièrement de son camp progressiste. Nous avons à de multiples reprises souligné dans les colonnes de Soutien à l’Ukraine résistante l’exceptionnelle capacité d’auto-organisation du peuple ukrainien. Les pratiques sociales (mais aussi les écrits et donc sa production théorique) de ses mouvements sociaux sont porteurs possibles d’une alternative au capitalisme oligarchique dominant en Ukraine... mais dont la valeur universelle peut inspirer des mouvements d’émancipation dans d’autres pays, notamment en Europe de l’Ouest.
Lorsque, pour répondre à la crise du système de santé ukrainien, le syndicat du personnel soignant Sois comme Nina revendique l’élection démocratique des directeurs d’hôpitaux et dé- clare que faire « contrôler et gérer [les hôpitaux] [par son personnel] est possible»4, n’y a-t-il pas là les possibles voies de résolution de la crise du système de santé que nous connaissons ici ?
De même, lorsque Priama Diia organise le contrôle étudiant dans les universités et ex- plique que «les étudiant·es sont des participant·es à part entière dans le processus [éducatif] et devraient jouer un rôle approprié dans la gestion des établissements universitaire5 », n’y a-t-il pas là des éléments de réflexion pour un syndicalisme rénové qui allie défense des intérêts sociaux immédiats et visée de transformation sociale?
Dans les pages de Soutien à l’Ukraine résistante, nous avons régulièrement traduit et publié les contributions des mouvements syndicaux, féministes, LGBT et de collectifs auto-organisés, car au-delà de notre modeste rôle de porte-voix, il nous est clairement apparu qu’il y avait là matière à une réflexion et un enrichissement pour les mouvements émancipateurs à l’Ouest du front, pour autant qu’ils sachent écouter au-delà de leurs frontières.
L’Ukraine est seule. Particulièrement depuis le 5 novembre qui a vu l’élection de Donald Trump à la tête des États-Unis. Le peuple ukrainien (comme le peuple palestinien) sera la première victime de l’arrivée au pouvoir du magnat-oligarque immobilier, qui a fait preuve de tant de mépris pour le destin des Ukrainien·nes et de sympathie pour le maître du Kremlin. L’aide militaire américaine risque de se réduire considérablement, voire de disparaître. Une situation dont certains gouvernements européens pourraient profiter pour pousser à des négociations-capitulation qui ne seront que des impasses car le régime fasciste russe ne renoncera pas à son projet impérial de domination des peuples de la région.
L’Ukraine ne doit pas rester seule, son combat est le nôtre, ce sont aussi nos fondements et acquis démocratiques et sociaux que défend le peuple ukrainien.
- Patrick Le Tréhondat est membre des brigades éditoriales de solidarité et du comité français du RESU.
- La présence des drapeaux ukrainiens lors des manifestations en Géorgie contre la « loi sur les agents étrangers » et que l’on a revu lors de la manifestation de masse devant le Parlement géorgien pour contester les élections frauduleuses – fraudes organisées par le Kremlin – indique que l’Ukraine est devenue le symbole de la résistance des peuples de la région à l’autocratie russe.
- «Commons: un intellectuel collectif de gauche ukrainien», Entre les lignes, entre les mots, mai 2023.
- «Gérer et contrôler les hôpitaux est possible», Labour Solidarity, 25 août 2023.
- «Priama Diia (Action directe), pour le contrôle étudiant», Labour Solidarity, 23 octobre 2023.