par Michele Nobile
Les douze points qui suivent constituent un premier bilan de la situation créée par la pandémie. Ces considérations sont aussi brèves que possible et seront suivies d’interventions plus détaillées et documentées.
1) La pandémie du nouveau coronavirus provoque une très grave crise sociale mondiale aux caractéristiques totalement nouvelles. Très rapidement et sur tous les continents, la vie quotidienne de plusieurs centaines de millions de personnes est perturbée, et ce processus se poursuit. C’est un fait social total, qui implique toutes les dimensions de la vie sociale. Pour décrire la situation on peut dire que, en quelque sorte, les relations sociales semblent être suspendues, gelées.
Dans d’autres situations historiques, une crise totale des rapports sociaux découle d’une guerre, d’une révolution ou d’un effondrement économique. Dans ce cas, la causalité est inversée, parce que le détonateur semble être un élément extérieur aux relations sociales. Mais ce n’est pas le cas: le virus est un agent naturel, mais la pandémie est un produit social.
2) La spectacularisation de la pandémie est déterminante pour façonner sa perception de masse, dont la compression de l’espace-temps individuel et social est un aspect essentiel. Sans aucun doute, cela a pour effet de focaliser les esprits sur le présent, l’urgence et la survie individuelle; en même temps, cela tend à refouler la recherche des causes passées de la pandémie et à alimenter l’idée que nous serions «tous dans le même bateau», créant ainsi une atmosphère d’union patriotique. Cependant, la réaction d’autodéfense face à la spectacularisation, qui, à gauche, a conduit à minimiser le risque sanitaire, était complètement erronée et est devenue en quelques jours irresponsable, intolérable et politiquement suicidaire. La pandémie est un fait réel et ses risques sont parfaitement réels. Cela n’est ni la «grippe espagnole» ni, tout aussi certainement, «une grippe comme les autres».
3) La pandémie n’était pas un événement improbable ou imprévisible, qui pourrait entrer dans la catégorie des «événements rares» dans la théorie des probabilités ou celle du «cygne noir». Elle avait été annoncée par d’autres épidémies importantes [grippe «aviaire», grippe «porcine» et Mers-CoV (Coronavirus du Syndrome Respiratoire du Moyen-Orient), pour mentionner les épidémies connues du grand public)]. Au moins depuis le début des années 1990, les spécialistes ont pris acte de l’émergence de nouvelles maladies et de la réémergence d’autres maladies considérées comme confinées.
Le taux de létalité du nouveau Coronavirus est sans doute beaucoup plus faible que ce que l’on peut déduire du rapport entre le nombre de cas cliniquement prouvés et le nombre de décès déclarés, parce que les personnes infectées sont beaucoup plus nombreuses: j’ignore combien, mais je ne serais pas du tout surpris si les chiffres réels étaient environ dix fois plus nombreux que les chiffres officiels. Cependant, il ne fait aucun doute que la létalité du coronavirus est beaucoup plus élevée que celle d’une grippe saisonnière normale (dont la létalité directe et indirecte est de 0,1 %) et que les décès dus à cette nouvelle pandémie sont beaucoup plus nombreux que ceux qui ont été déclarés: nous qui vivons à Bergame nous en rendons facilement compte, il nous suffit de parler à nos amis et connaissances.
Pour un virus facilement transmissible, une létalité de 2 % est extrêmement dangereuse (sur un million de personnes infectées, cela implique 20.000 décès); mais sur un grand nombre de personnes, même une létalité de 0,5 % peut entraîner plusieurs milliers de décès et une surmortalité, comme c’est le cas actuellement (la valeur indiquée n’est qu’un exemple; mais il est possible qu’elle soit proche de la létalité réelle du coronavirus). Il est clair que la létalité réelle d’une épidémie – d’autant plus lorsqu’il manque un vaccin – dépend également de la rapidité, de l’ampleur et de la cohérence des mesures de confinement prises.
Il doit également être clair que cette pandémie n’est pas un simple phénomène naturel mais le produit de l’interaction entre l’activité humaine et l’environnement; et que la tragédie aurait pu être évitée si l’on avait pris des mesures opportunes et bien ciblées et si l’on avait préparé des moyens matériels suffisants pour faire face à une urgence.
Quel est le nœud du problème? Tous les changements sociaux majeurs entraînent des modifications écologiques qui, à leur tour, conduisent à l’émergence et à la réémergence de maladies. Les virus évoluent avec la société et leur métabolisme organique stimulé par les relations entre société et nature. Plus de trente ans se sont écoulés depuis que les spécialistes ont constaté l’émergence de nouvelles maladies et la réémergence de maladies que l’on pensait contenues ou en voie de disparition. Depuis quarante ans, la propagation du VIH et du syndrome qui en résulte, le sida, en est un exemple tragiquement connu.
4) Les facteurs sociaux à l’origine des nouvelles épidémies sont multiples et ont été bien mis en évidence dans la littérature scientifique. Parmi ceux-ci, il faut signaler surtout: le recul des espaces non modifiés par la présence humaine et l’expansion des surfaces agricoles, qui facilitent le contact avec des virus auparavant confinés; l’industrialisation de l’élevage, en particulier de la volaille, parce que les grandes exploitations de monoculture sont des incubateurs des virus de la grippe; les pratiques habituelles dans l’élevage industriel, telles que l’utilisation d’antibiotiques à titre préventif et l’extermination des animaux en cas d’épidémie, renforcent l’effet pathogène de ce type d’élevage; tant dans l’élevage que dans l’agriculture et dans la faune sauvage, la réduction de la biodiversité favorise les épidémies; la concentration de grandes masses humaines dans des mégalopoles, où les conditions de vie et de travail sont dégradées, facilite la propagation des maladies.
Le changement climatique global, qui synthétise les effets globaux de l’activité humaine sur la détérioration des équilibres écologiques, est, à son tour, la cause ou l’un des facteurs contribuant à la propagation de la prolifération des vecteurs de certaines maladies.
5) L’impréparation des États face à une urgence sanitaire massive telle que la pandémie de Covid-19 ne peut s’expliquer par l’imprévisibilité et la soudaineté de la propagation internationale du virus. Les graves problèmes que connaissent les systèmes de santé des pays les plus riches du monde, c’est-à-dire les capitalismes les plus avancés, sont le résultat de décennies de déréglementation législative – du soi-disant néolibéralisme – dont la priorité n’est pas l’amélioration des services de santé mais l’équilibre des budgets publics; en même temps, on a favorisé la privatisation du secteur de la santé et l’introduction de critères de marché dans les services de santé publics. La subordination de la santé des citoyens aux intérêts financiers et à l’entrepreneuriat privé dans le domaine de la santé a donc réduit la résilience des systèmes de santé face à l’impact de la pandémie.
6) Dans la gestion politique et sanitaire d’une épidémie, une information correcte et opportune des citoyens est d’une importance primordiale, mais tous les gouvernements ont cherché à minimiser les risques. En Chine, on peut se demander si la responsabilité principale en incombe aux autorités locales ou aux autorités centrales, mais là-bas, le problème fondamental a été, et continue d’être, la censure et la dictature politique. Face à ce qui se passait en Chine, la sous-estimation des risques par les gouvernements des États démocratiques ou post-démocratiques a été d’autant plus grave.
Il ne s’agit pas seulement d’un problème cognitif. La perception subjective des risques a été façonnée par des priorités autres que la sécurité et la santé des citoyens, qu’il s’agisse des mécanismes au sein de la hiérarchie étatique-bureaucratique, de la nécessité de ne pas perturber la vie politique, de ne pas nuire aux flux touristiques et commerciaux, de ne pas réduire la productivité et de ne pas affecter la production, les ventes et les bénéfices. D’où aussi les oscillations violentes et hypocrites, comme en Italie, entre des attitudes opposées (du «Il faut tout ouvrir!» au «Il faut tout fermer!»), les conflits de compétence, la subordination aux diktats de la Confindustria [le Cnpf italien], la fuite impunie d’informations concernant les ordres de restriction.
Si les autorités sous-estiment les risques, elles doivent, lorsque l’épidémie devient incontrôlable, essayer de contrebalancer leur superficialité, leur inertie et leur impréparation en recourant à des mesures extrêmes, à une quarantaine à grande échelle et, enfin, à la «suspension» de la vie sociale.
7) Au cours de cette pandémie, deux positions opposées sont apparues au sein de la gauche non gouvernementale. Selon la première position, l’épidémie – voire même l’invention délibérée d’un risque épidémique – peut être utilisée de manière instrumentale à des fins politiques qui n’ont rien à voir avec la santé des citoyens: comme alibi, pour détourner l’attention d’autres problèmes plus concrets, ou comme un motif et un précédent pour légitimer des mesures d’urgence dangereuses pour les libertés démocratiques.
La seconde position, en revanche, appelle à la généralisation des mesures visant à protéger les êtres humains et à contenir la contagion, notamment en mettant l’accent sur les risques des travailleurs dans les entreprises industrielles.
Au-delà de la schématisation ici esquissée, nous avons pu constater une confusion des idées, une coexistence des deux positions (au début, du moins, comme hypothèse) et un retournement (sans autocritique) quand, face à 100 morts quotidiennes, il n’était plus possible de soutenir qu’il s’agissait d’une forme artificielle d’alarme sociale.
Bien que politiquement suicidaire et totalement erronée par son incompréhension de la pandémie, l’inquiétude qui sous-tend la première position est sérieuse: elle nous invite à ne pas nous réfugier dans la simple survie et, plus encore, à critiquer la gestion politique et idéologique de la crise. Par exemple, elle nous incite à agir rapidement. En effet, il est grave que les restrictions des droits constitutionnels fondamentaux, tels que la liberté de mouvement et la liberté de réunion, n’aient pas fait l’objet d’un débat parlementaire et aient été mises en œuvre avec l’instrument particulier que constituent les décrets du président du Conseil des ministres. Il s’agit d’un précédent très dangereux en Italie. À ceux qui voudraient se faire passer pour Churchill en utilisant facebook, il faut rappeler qu’en pleine guerre mondiale, la Chambre des communes britannique a continué à débattre sérieusement, même «aux heures les plus sombres». Les organes législatifs ne devraient jamais être mis en quarantaine, renonçant ainsi à leur devoir d’orienter et contrôler le travail de l’exécutif. La post-démocratie italienne s’est une fois de plus avérée être la plus sordide de l’Union européenne.
8) Dans une situation d’épidémie rampante, la deuxième position est correcte, vu la situation actuelle. Il faut absolument rejeter toute différenciation de traitement entre les travailleurs du secteur public et du secteur privé et, au sein de ce dernier, entre les travailleurs des services et de l’industrie. Les grèves des métallurgistes italiens sont parfaitement justifiées; elles auraient dû être lancées plus tôt et toutes les activités non essentielles auraient dû être arrêtées immédiatement.
Cependant, parmi les défenseurs de la deuxième position, certains opposent souvent la manière chinoise de traiter l’épidémie (une intervention rapide, drastique et efficace) et la manière «occidentale» (lente, faible, incohérente, inefficace); explicitement ou pas, ils opposent donc ici l’approche étatique (voire pseudo «socialiste») à l’approche démocratique et libérale. Cette fausse alternative est inacceptable.
D’abord parce qu’elle néglige le fait que, tout au long du mois de décembre et jusqu’au 22 janvier 2020, les autorités chinoises, en tout cas certainement celles de Wuhan, ont cherché réduire les craintes concernant le virus et l’ampleur de la contagion, et ont perdu ainsi un temps précieux pendant lequel il aurait été encore possible de mieux circonscrire l’épidémie.
Ensuite, parce que cette position se prête parfaitement à une gestion technocratique et autoritaire de la crise. Après tout, au moins en ce qui concerne l’inertie des autres gouvernements, même le gouvernement Conte et les maires de Lombardie ont pu passer pour des imitateurs du prétendument vertueux «modèle chinois».
9) Les observations ci-dessus sont importantes parce que la radicalité du «remède» mis en œuvre partout – quarantaine, éloignement, blocage des activités – est nécessaire pour éviter le pire, mais n’est pas du tout un remède. Elle ressemble plutôt à l’attitude d’un agriculteur qui fermerait son étable une fois que ses bœufs – dans ce cas le virus – se sont échappés. Tout comme l’extermination des animaux infectés, il s’agit d’un remède d’urgence qui n’affecte en rien le mécanisme causal de la pathogénèse. Au contraire, l’extermination des animaux renforce et étend le mécanisme pathogène, à travers les dommages infligés aux petits éleveurs et le contraste entre la prétendue «biosécurité» des fermes industrielles modernes et les méthodes d’élevage traditionnelles.
En bref, bien que nécessaire, la quarantaine nous transforme en poulets d’élevage destinés à passer sur le grill, dit-on en Amérique du Nord. Il est donc politiquement dangereux de souligner les «vertus» de la quarantaine et des interventions au style militaire. Cette attitude risque de favoriser une post-démocratie asservie aux intérêts du Capital (en soi un facteur pathogène), ou d’adopter une double morale hypocrite et schizophrène: critiquer l’autoritarisme national et exalter l’autoritarisme pseudo-socialiste.
Partout dans le monde, ces réactions des régimes politiques – plus ou moins fortes, plus ou moins cohérentes – sont les signes d’une faillite retentissante dans la prévention de l’épidémie: c’est aux citoyens et aux travailleurs de les liquider.
10) La «suspension» de la vie sociale imposée d’en haut à cause de la pandémie évoque des scénarios dystopiques et totalitaires, ou une dépression économique telle qu’elle conduira à l’effondrement du prétendu néolibéralisme. Il est encore trop tôt pour établir des prévisions solidement fondées, mais en principe, il s’agit de scénarios peu probables. La dépression est déjà en cours, nous en verrons les conséquences, mais l’expérience de 2008-2009 et des années suivantes montre que la réorientation des politiques économiques et sociales n’est en aucun cas une fatalité. Au contraire, malgré la véritable tragédie qui s’annonce, le résultat final le plus probable est un retour à la normale, non sans avoir intégré l’expérience de l’état d’urgence dans l’arsenal des politiques publiques.
Même pendant la pandémie, des mesures doivent être prises pour éviter que cela ne se produise pas. Je ne vais pas formuler ici des objectifs spécifiques, car c’est la tâche des différents acteurs sociaux, mais une logique générale. Dans l’immédiat, il s’agit de revendiquer un droit égal à la santé pour tous et toutes:et ce droit doit être placé avant la productivité et le profit, sans accepter le moindre compromis. De même, il faut mobiliser les structures sanitaires privées et les entreprises privées et publiques ayant les capacités techniques et productives de lutter contre l’épidémie – sans que cela occasionne de frais supplémentaires pour les citoyens.
Et l’objectif doit être fixé immédiatement pour renverser les termes fondamentaux de la politique de santé mise en place depuis des décennies, tant en termes de ressources matérielles et humaines qu’en termes de coûts pour les citoyens.
11) Les événements sociaux totaux tels que la guerre et la pandémie créent une expérience de masse commune, en même temps qu’ils écrasent chaque individu sous leur poids. Cependant, aussi submergées soient-elles, les contradictions continuent d’opérer et, à long terme, même l’union sacrée patriotique ne peut empêcher qu’elles se manifestent. C’est alors que la nature totale et sociale de la pandémie peut déboucher sur une prise de conscience collective des responsabilités politiques et des raisons historiques de la tragédie. L’expérience d’une pathologie extraordinaire nous permet de faire la lumière sur la pathologie du fonctionnement normal de la société: la subordination de la santé des citoyens aux intérêts de la finance et du profit; les raisons non pas occasionnelles mais systémiques de cette situation. La pandémie fait apparaître de façon immédiate le caractère mondial des problèmes épidémiologiques et écologiques: elle éclaire l’ensemble des phénomènes qui modifient l’équilibre mondial entre la société et la nature. Elle nous donne l’occasion de nous interroger sur ce qui est produit et consommé, et sur la manière dont cela se passe, de remettre en cause l’industrialisation de l’élevage et de l’agriculture à l’échelle mondiale, facteurs de pauvreté et de pathologie.
La pandémie de Covid-19 nous renvoie au changement climatique mondial: son niveau microscopique et son niveau macroscopique nous révèlent que la société est mondiale et que les États-nations sont objectivement dépassés; qu’ils représentent des obstacles à la gestion rationnelle des problèmes écologiques, épidémiologiques et sociaux du monde, qui sont en synergie. Ils nous apprennent aussi que les forces productives sociales peuvent fonctionner comme des forces de destruction, parce qu’elles servent le profit et l’accumulation du capital plutôt que les besoins humains.
12) Enfin, cette pandémie devrait nous apprendre que la solution au problème de l’émergence de nouveaux virus et de la réémergence d’anciennes maladies n’est pas seulement pharmacologique; et que la prévention et la gestion des épidémies ne peuvent être confiées à l’expertise et au simple pouvoir de l’État. Ce dernier peut réagir plus ou moins efficacement, mais est incapable de prévenir ou d’éliminer les causes socio-économiques pathogènes: au contraire, le pouvoir des États est au service du système social qui crée les problèmes et est lui-même la cause concomitante des problèmes.
La justice sociale et une relation rationnelle et durable avec la nature microscopique et macroscopique dans laquelle nous vivons exigent la socialisation de la gestion des forces productives de la société. Et cela ne peut se faire sans la socialisation de la politique, l’extension maximale de la liberté politique. Même pour prévenir et mieux gérer les épidémies, la démocratie n’est pas une option à laquelle nous pouvons renoncer, à moins d’accepter que les citoyens et les travailleurs soient réduits à des objets auxquels on peut imposer des restrictions, au lieu qu’ils agissent comme des sujets capables de prévenir et éliminer les maladies biologiques et sociales.
C’est pourquoi les quarantaines et la «suspension» de la vie sociale sont la preuve d’une défaillance systémique de l’ordre social capitaliste dans le monde.
Michele Nobile
(Bergame, 25 mars 2020)
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