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giovedì 8 novembre 2012

QU’EST-CE QUE LE CINÉMA ET POURQUOI EN FAIRE, par Giuseppe Ferrara (réalisateur)

L'art (et le cinéma) comme inversion de la souffrance
Il peut sans doute sembler banal de rappeler que la culture européenne n'a affronté sérieusement le problème de la «responsabilité civile des arts» qu'après les monstruosités de la Seconde guerre mondiale, en particulier après la découverte des camps d'extermination nazis. En Italie, un vif débat s'engagea autour des positions de l'écrivain Elio Vittorini. Se demandant ce que la culture avait fait pour éviter une catastrophe aussi sanguinaire, Vittorini paraissait faire écho aux questions analogues que se posaient, au même moment et dans le même sens, Louis Aragon, Jean-Paul Sartre et, à quelques nuances près, André Malraux.
Mais l'on sait que la question posée par Vittorini – qui aurait été plus angoissée encore si on avait eu connaissance des camps d'extermination staliniens – ne manquait pas, au milieu du siècle dernier, de remarquables précédents. À l'époque romantique, déjà, l'idée de vaincre la mort pour ressusciter par le biais de la création artistique était plutôt bien répandue. Et plus tard, l'écrivain Aby Warburg, qui à la fin du XIXe siècle avait fondé à Hambourg un Institut de recherche sur l'histoire de l'art, soutiendrait la «théorie du trésor de la souffrance» (Leidschatztheorie), selon laquelle la mémoire sociale de l'humanité conserve et transmet, de société en société, et d'une époque à l'autre, certains modèles artistiques qui se traduisent en forme, en style, adoucissant ainsi la tragédie et la douleur. Sigmund Freud n'est pas très loin de ces mêmes positions lorsqu'il affirme que la littérature et l'art peuvent servir, par l'entremise des émotions qu'ils suscitent, «à affranchir l'âme souffrante de la pression du sentiment de culpabilité».
Lors du débat de 1945, les questions d'Elio Vittorini allèrent plus loin: vu que «cette culture n'a eu qu'une faible, voire aucune influence civique sur les hommes», vu qu'elle «n'a pour ainsi dire engendré de changements que dans l'intellect des hommes», «pourrons-nous jamais avoir une culture capable de protéger l'homme des souffrances, au lieu de se limiter à le consoler?». Trente-cinq ans plus tard, c'est le dramaturge allemand Peter Weiss qui lui répondra: délaissant le théâtre didactique de Brecht, il se rattache à Freud et à Warburg. Weiss, dans un grand roman historico-biographique (L’Esthétique de la résistance, 1980) «exige que l'art reprenne une valeur opérationnelle, une valeur de préparation et d'exhortation, une fonction thérapeutique qui, unie aux efforts éthiques, pourrait éviter une nouvelle catastrophe universelle» (Klaus Erding).
On pourrait continuer, mais je crois que ces positions culturelles, qui soutiennent que l'art est un moyen d'inverser les souffrances de l'homme, ont une validité considérable si on les rapporte à l'art cinématographique. Et pas seulement parce que le cinéma a, en raison même de la manière dont on en jouit – et ce, dès la projection historique des frères Lumière en 1895 – une fonction sociale qui rappelle celle de l'architecture (de même qu'un pont ne relève de l'architecture que s'il permet de traverser le fleuve, de même un film trahit sa fonction sociale si aucun public n'en jouit), mais aussi, et surtout, en raison de sa spécificité. Autrement dit, le cinéma, eu égard à son essence éminemment philosophique, est l'art auquel incombe, plus qu'à n'importe quel autre, une «responsabilité civique».

La spécificité du cinéma: écriture de la perception
Pour comprendre ce que le langage cinématographique a de spécifique, il est bon de partir de sa composante sonore, en posant comme évident que personne ne songera à contester que le sonore et le visuel sont des aspects jumeaux de cet art. Prenons un appareil d'enregistrement du son (même une caméra non professionnelle en possède un) et, au pied d'un clocher, enregistrons les coups qui marquent les heures sur une grande horloge. Enregistrons avec notre appareil le moment où l'horloge sonne trois heures. Tandis que l'appareil enregistre, le preneur du son et nous-mêmes entendons les trois coups de nos propres oreilles. Ramenons maintenant la séquence enregistrée à son point de départ et écoutons le résultat: c'est comme si la sensation que nous venons d'éprouver se répétait à l'identique. Nous entendons les trois coups exactement comme nous les avons entendus un moment plus tôt, et qui plus est depuis le même point d'écoute (celui de notre oreille, qui se trouvait en effet tout près de l'oreille-microphone lors de l'enregistrement).
Et donc: la perception de ce bref épisode sonore a été enregistrée, gravée, ou, au sens de ce mot en latin, «écrite». Et de même que les mots écrits peuvent être lus et relus autant de fois qu'on le souhaite, de même notre enregistrement contient maintenant l'écriture d'une perception auditive qui peut être réécoutée à chaque fois qu'on en a envie.
Quand, en 1877, Edison inventa le phonographe (qui, selon l'étymologie grecque, signifie justement «écrivain du son»), il trouva du même coup le moyen d'enregistrer une partie de la pensée de l'homme, celle qui concerne la perception auditive. La découverte de l'appareil cinématographique, la caméra, parvient aux mêmes résultats que le phonographe, mais cette fois quant à la perception visuelle: sur la pellicule, on grave, on enregistre, on «écrit» la perception visuelle du cameraman: ce que celui qui tient l'appareil de prises de vue voit – autrement dit: pense perceptivement – à travers le viseur est écrit sur un ruban de celluloïde (ou un support magnétique ou autre, cela n'a pas d'importance du point de vue esthétique, c'est-à-dire philosophique).
Qu'est-ce donc que le cinéma? C'est l'art qui fait de la perception visuelle le pivot de son essence. Le cinéma est en effet l'enregistrement du flux audiovisuel perceptif d'un sujet. Mais la perception n'est rien d'autre que la pensée de l'homme à son stade initial.
Pour un sujet, percevoir quelque chose de façon audiovisuelle signifie, en résumé, capter l'écoulement, le flux du temps et de l'espace à travers des sons et des images. Cela signifie vivre, car l'espace et le temps sont impossibles à scinder dans notre nature existentielle. Ainsi, tandis qu'il enregistre ce flux spatio-temporel vécu à travers les yeux et les oreilles d'un sujet, le cinéma enregistre la part la plus simple, mais aussi la plus directe, la part expérimentale de la pensée subjective. Et ce n'est pas tout: le mécanisme bien connu de l'identification, qui se produit à chaque fois que nous voyons un film, relève encore de ce même phénomène: on pense (audiovisuellement) avec les yeux et les oreilles d'un autre sujet pensant. Au bout du compte, au cinéma, nous nous plongeons pour penser dans le cerveau d'un autre. C'est comme si nous vivions dans le flux existentiel d'un autre sujet réel. Nous sommes dans sa tête, nous voyons par ses yeux, nous entendons par ses oreilles, nous avons même l'impression de marcher avec lui dans l'espace-temps.
On peut donc également définir le cinéma comme un transfert, au cours duquel notre personne, tout en demeurant passive, semble plonger dans une autre personne. Nous entrons dans un continuum, dans un écoulement spatio-temporel bien précis (qu'y a-t-il de plus précis qu'un coup d’œil?) qui possède un avant – un passé, c'est évident: tout ce qui s'est produit auparavant – un présent – ce que nous voyons et entendons par la tête de l'autre – et un avenir – ce qui arrivera ou est sur le point d'arriver à cet autre; un avenir que nous ne connaissons pas mais que (si le film fonctionne) nous avons envie de connaître.
Ce flux existentiel, nous nous y sommes plongés en partie par l'effet de notre propre choix; nous savons cependant que nous pouvons en sortir à tout moment. Il suffit de cesser de regarder l'écran et de s'occuper d'autre chose, de penser à autre chose, et l'identification est rompue. Nous sommes sortis du transfert. Pareillement, dès que nous en avons envie, nous pouvons entrer de nouveau dans le flux du film, et nous laisser reprendre par ce qu'il raconte.
Il arrive cependant que l'identification se rompe pour des raisons internes au langage filmique même: il suffit que la continuité du flux soit interrompue par quelque élément étranger au flux lui-même. Par exemple si le microphone du preneur de son pénètre dans le champ, ou pire, si l'on s'aperçoit que nous ne sommes pas dans un milieu authentique, mais dans un «théâtre de pose», aux lumières artificielles, ou encore à cause d'une «erreur d'édition», etc.
L'enchantement se brise aussitôt, car le flux dans lequel nous étions plongés a perdu sa logique, son articulation causale.
Mais cet enchantement (être dans le cerveau perceptif de quelqu'un d'autre) a aussi intrinsèquement une valeur de témoignage.
On sait en effet que la mémoire humaine, aussi précieuse et importante soit-elle, n'est pas fiable. Un témoin au tribunal peut se souvenir de manière inexacte, il peut aller jusqu'à mentir. L'audio-vision enregistrée par le phono-cinéma répète objectivement ce que le phono-ciné-opérateur a vu et entendu subjectivement.
Le cinéma a une mémoire d'éléphant.

Cinéma: mémoire du monde
La sensation que l'on éprouve quand on enregistre l'audio-vision est unique. Tentons de la décrire.
Témoin exceptionnel, on est en train de regarder et d'entendre pour les autres; en définitive, on voit et on entend pour la collectivité. C'est une sensation de maîtrise, d'appropriation de l'espace-temps vécu, qui ne fait qu'une avec le fait de la communiquer à autrui: ce sentiment, aucun autre art ne peut le procurer.
Nous voici au centre de la spécificité du langage filmique.
Identifier la différence entre cinéma documentaire et cinéma de fiction (le film à thème) devient maintenant assez facile: tandis que le documentaire est le flux perceptif audio-visuel d'un sujet (le phono-ciné-opérateur) qui enregistre sur la pellicule ce qu'il voit et entend, la fiction est la reconstruction d'un flux perceptif audio-visuel analogue qui, bien qu'ayant des origines artificielles et artificieuses, doit ensuite paraître avoir été filmé au moment même où il se produisait. Plus clairement encore: dans le documentaire, ce que j'enregistre, ça se produit pour de vrai; dans le film à thème, ce que j'enregistre, c'est comme si ça se produisait pour de vrai (bien que ce soit le fruit d'une mise en scène attentive et que cela puisse faire l'objet de stylisations plus ou moins poussées). Voilà pourquoi certains segments de documentaires (le film d'Oliver Stone sur le président Kennedy qui utilise, notamment, les célèbres images du véritable assassinat filmées par un amateur, Zapruder) peuvent très bien se mêler et s'intégrer à des cadrages totalement reconstruits, relevant entièrement de la fiction (ou inversement): car le réalisateur qui reconstruisait l'événement s'est placé sur la même longueur d'ondes que celle du flux audio-visuel d'origine, en concevant la mise en scène au moyen de tous les éléments qui avaient été perçus par le ciné-oeil et par la ciné-oreille documentaires (pour citer Dziga Vertov, qui avait compris bien mieux que son collègue Eisenstein en quoi consistait l'essence du cinéma).
Dans le film documentaire, le sujet qui filme (par exemple Zapruder) enregistre ainsi quelque chose d'objectif, ce qui n'existe dans aucun autre domaine de l'art. Son enregistrement devient la mémoire de la chronique, où subjectivité et objectivité sont étroitement mêlées.
Dans le film de fiction, le réalisateur (par exemple Stone) fait en sorte que les trois coups de fusil qui ont tué Kennedy deviennent bien autre chose que les trois coups de cloche de notre épisode sonore de tout à l'heure; ce sont trois coups qui changent l'histoire des USA et du monde, filmés par un témoin universel, qui peut voir et entendre tous les fragments de ce qui se produit si l'on se place du point de vue et du point d'écoute idéaux. Stone aurait tout aussi bien pu se passer de la contribution de Zapruder, il aurait pu tout aussi bien reconstruire les images et le son que Zapruder avait enregistrés. Ses images à lui, Stone, seraient quand même devenues mémoire historique, dans un mélange étroit, là encore, de subjectivité et d'objectivité. C'est la même chose s'il s'agit d'une histoire entièrement inventée, par exemple dans Le Dernier Tango à Paris, où la caméra-témoin traduit la mémoire historique de la passion, du malaise, des conflits et des contradictions d'une relation d'amour en Europe pendant la deuxième moitié du XXe siècle; ou même dans 2001: l'Odyssée de l'espace, de Kubrick, qui parvient à devenir la mémoire historique de la façon dont l'homme du siècle dernier avait imaginé l'avenir et la présence humaine dans l'espace cosmique.

Conclusions
Si, comme le dit l'écrivain Alberto Moravia, «raconter veut dire rapporter à l'échelle de l'art la totalité du réel avec toutes ses contradictions et ses ambiguïtés» (et raconter au cinéma, c'est la même chose); si, comme l'affirme encore Moravia, «une fois admise l'hypothèse que l'art n'est pas une 'ingénierie des âmes' mais l'expression individuelle de ce qui est réprimé au niveau collectif, on s'approche davantage de la vérité en disant que, pour l'artiste, le seul engagement digne de ce nom est l'engagement artistique», on peut dire, pour conclure, que l'expression filmique, en raison même des spécificités qui lui sont propres, recèle, implicitement, une valeur sociale (ou a-sociale), possède un impact civique (ou incivique), une capacité d'influence (positive ou négative) qui implique sans cesse la collectivité pour l'éduquer (ou la dés-éduquer), l'informer (ou la dés-informer), l'orienter (ou la dés-orienter).
Si les cinéastes avaient davantage conscience de la puissante responsabilité civique du moyen dont ils usent (cette conscience qu'avaient les réalisateurs néoréalistes de l'Italie de l'après-guerre, et qu'ont toujours les grands auteurs), la qualité culturelle des œuvres s'en trouveraient améliorée, et la mémoire du monde serait plus nette.
De même que dans la célèbre tragédie shakespearienne la mère d'Hamlet voit dans le miroir de son fils ce qu'elle est réellement et ce qu'elle désire être («Tu tournes mes yeux vers le fond de mon âme»), de même le cinéma, en usant de ses pouvoirs extraordinaires, pourrait prendre les yeux (et les oreilles) de ses spectateurs et, en leur tendant un miroir, les faire regarder, les faire écouter, les faire réfléchir sur leur condition et sur leur avenir.

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