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mercoledì 17 agosto 2016

MICHEL BURNIER, par Roberto Massari

IN DUE LINGUE (Francese, Italiano)
EN DEUX LANGUES (Français, Italien)

Michel Burnier est mort dans la nuit du 3 au 4 août à l’hôpital Georges Pompidou à Paris, après une longue lutte contre le cancer. Il a été incinéré au Père Lachaise le 11 août. Il était né en Suisse à Genève le 3 avril 1949 il y a 67 ans.
Avec lui j’ai perdu un de mes amis les plus importants et les plus anciens. En même temps le monde de la pensée libre a perdu un esprit lucide, un sociologue aux multiples facettes, un de ces esprits que nous sommes désormais contraints de définir «d’une autre temps». Quand son fils Félix m’a communiqué la nouvelle, j’ai éclaté en sanglots comme cela ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Au fond, un morceau de moi s’en est allé avec Michel.
Je me souviens bien de la première fois que nous nous sommes rencontrés. Il se trouvait sur le seuil de mon bureau de l’Université de Paris Jussieu (où je travaillais dans le Groupe de Sociologie du travail). Il était hésitant et embarrassé, un peu comme sur la photo jointe. C’était en 1974. La photo, elle, est plus récente. À l’époque je travaillais avec une équipe de recherche européenne (franco-anglo-italo-allemande) sur les nouvelles formes de luttes ouvrières. Lui revenait d’un de ses premiers séjours à Turin où il avait peaufiné une étude sur les conseils ouvriers qui sortira seulement en 1980 aux Éditions Ouvrières sous le titre Fiat: conseils ouvriers et syndicats avec une préface de Pierre Naville. Dès cette époque cesse toute confusion entre Michel et l’auteur Michel-Antoine Burnier qui avec Frédéric Bon a publié le célèbre Classe ouvrière et révolution (Seuil 1971) et surtout Les nouveaux intellectuels, en 1966/1971.
Dans cette période lointaine de 1974 je militais encore dans la Quatrième Internationale (autant dans la section française que dans l’italienne) dont je serai expulsé environ un année plus tard. Michel lui avait déjà eu sa brève expérience dans la Quatrième (dans la section suisse, une des pires et des plus grossièrement bureaucratiques) et il s’activait avec esprit critique et ironique dans les méandres de la gauche alternative française et spécifiquement parisienne. Ses référents théoriques d’alors étaient des personnes ou groupes sortis de Socialisme ou Barbarie (Cornelius Castoriadis, Claude Lefort, le conseillisme le plus récent) mais également des anglais et des italiens. Il n’avait qu’une sympathie très éphémère pour les courrants communistes de gauche surgis pour la plupart de la diaspora trotskiste française (Jacques Camatte, Roger Dangeville, Invariance, etc.). Il appronfondissait avec attention Guy Debord (ce fut peut être lui qui m’en parla en premier).
Pour moi qui cherchais une sortie de «l’orthodoxie» troskoïde (ce que j’avais déjà tenté avec Le teorie dell’autogestione publié justement en 1974), la rencontre avec Michel apporta une bourrasque d’air frais. Avec lui surgissait un monde nouveau, hétérodoxe et profondément subversif, idéologiquement «fourvoyé (fautif, hérétique, amoral…)» pour un marxiste serieux tel que je croyait d’avoir été jusqu’a ce moment. Un monde nouveau dont j’avais vaguement entendu parler et dans lequel je trouverai plus tard les stimuli nécessaires pour poursuivre ma recherche théorique, toujours en cours, après la grande désillusion de «jeunesse» vis à vis du trotskisme de la Quatrième (c’est à dire dogmatique et orthodoxe, incapable de voir les erreurs de Trotsky au côté des ses indiscutables mérites historiques).
Dans les années suivantes j’aurai du mal à suivre tous les virages de Michel, toujours soudains, toujours bien en avance sur son époque, toujours indépendants de tout groupe ou organisation politique, mais toujours vécus avec cohérence. Il suffit de rappeler dans les années 1980 l’exemple parisien du mouvement des squatters (provenant des expériences britanniques d’occupations d’immeubles, et anticipant le mouvement italien des centres sociaux). Michel participa à l’occupation d’un apartement ou il vecut pour je ne sais plus combien de temps dans des conditions précaires (cf. son matelas d’alors à même le sol). Ce n’était sans doute pas pour lui une nécessité économique, mais il devait se prouver à lui-même sa position cohérente avec un des mouvements les plus fluides et les plus radicaux du moment. Il en sera de même pour diverses expériences théoriques, des modes d’actions temporaires et des comportements subversifs d’avant-garde. Faute de place je ne vais pas plus m’étendre sur ce qu’il vécut rue de Ménilmontant, à l’époque considérée comme le coeur de la «kasbah» arabe parisienne, dans la volonté illusoire, en lui jamais assoupie, de pouvoir se mêler au monde le plus démuni de l’immigration.
D’un point de vue politique, bien que nous étions tous les deux dans un cadre théorique révolutionnaire, nous ne pouvions pas être plus différents: il était fantaisiste, extraverti, expérimentateur, anti-idéologique par principe (ou au mieux acceptant momentanément d’utiliser telle ou telle théorie politique). Moi, militant discipliné, ratiocineur de la tête aux pieds, lent dans l’intégration des découvertes théoriques, et foncièrement anti-individualiste, toujours à la recherche d’une structure politique collective pour faire vivre les idées de révolte et de rédemption sociales. Michel suivait distraitement les nombreux chemins de mes expériences politiques consécutifs à mon expulsion de la Quatrième, avec ironie courtoise et tendresse fraternelle. Il savait qu’ils étaient promis à l’échec, mais cela lui déplaisait qu’il en soit ainsi.
Je pense qu’il ne me prit vraiment au sérieux que vers les années 2000, 30 ans après le début de notre amitié, après Gènes (là où il sympathisa avec les Black Blocs) et après la fondation d’Utopie Rouge. Je ne pense pas qu’il partageait le projet rosso-utopique, mais avec évidence il le sentait plus proche de ses aspirations que de tous mes essais antérieurs. Il commençait à s’intéresser de manière plus détaillée à comment nous fonctionnions, quels textes nous avions en pòrogramme de publier, etc. Et une fois il m’apostropha avec amical étonnement «Il n’y a vraiment aucun moyen de te faire arrêter!».
Lui qui savait qu’il s’était arrêté et ne voulait pas se moquer de soi même: désormais la tension politique (révolutionnaire) s’était émoussée, peut-être éteinte, mais sans pour autant supprimer son attitude affirmée de réfractaire vis à vis de l’État, des institutions qui en dérivent, du conformisme, bref du Système dans toutes ses facettes. C’était un rebelle ante litteram, et il est resté tel jusqu’à la fin de ses jours.
À l’esprit de rébellion essentiellement politique s’était progressivement substitué un engagement théorique au sein de la sociologie, ou plutôt des sociologies. Des recherches sur la Fiat étudiées in situ au portail des Mirafiori, Michel était passé peu à peu à des études plus académiques jusqu’à assumer l’enseignement dans l’Université de Bretagne occidentale à Brest. Il s’était exilé aussi loin (à l’extrême limite nord-atlantique) parce qu’il en avait assez de Paris. Il aurait accepté la Provence (donc l’extrême sud) comme unique autre alternative. C’est ce qu’il m’expliqua lorsque je lui demandai les raisons de ce choix que j’avais appris avec stupeur: je ne me serais jamais attendu à ce qu’il accepte de entrer dans le professorat universitaire. Mais ce n’était qu’une des nombreuses contradictions de sa vie.
Il n’était pas arrivé à cette étape par cheminement académique, mais à travers diverses activités 1) la Fiat et ses travaux sur le terrain (sur les comportements urbains avec le Groupe de Jussieu avec lequel j’avais travaillé moi aussi); 2) des productions audiovisuelles (une série d’interviews vidéo sur le futur de la science et de la culture) faites entre 2002-2004, pour le compte du Centre Edgar Morin, avec des chercheurs comme Maurice Godelier, Edgar Morin, Jacques Testard, Émile Poulat, Étienne Klein, Alain Touraine, Georges Balandier, Jacques Benveniste, Jean-Marc Levy-Leblond, Maurice Nadeau, Henri Atlan; 3) des activités institutionnelles indépendantes comme Chercheur associé du Centre Edgar Morin (Paris) et du Centre Pierre Naville (Evry); la co-fondation du Séminaire international «Informatique, Réseaux et Société» (Paris VI) (auteur avec d’autres de Politiques d’entreprise, informatique et réseaux, et de Un nouvel activisme sur l’Internet?, L’Harmattan, Paris 2002 et 2009); l’animation d’un Réseau européen d’études sur les technopoles (Les technopoles, avec Guy Lacroix, Puf, Paris 1996); la responsabilité de l’association Ikon (sociologie et autiovisuel).
La diversité de notre rapport avec le monde académique - j’en sortais au moment où il y rentrait - ne nous a pas empêché d’avoir un grand intérêt théorique commun: l’affection et l’admiration pour le patriarche de la sociologie du travail et de nombreuses autres disciplines proches, le grand «vieux sage» du trotskisme français et du surréalisme - Pierre Naville. Nous l’avons fréquenté ensemble avec assiduité dans sa maison de la rue Josse Impens (moi quand je le pouvais, lui très fréquemment). Ensemble nous avons cherché à reconstruire en nous mêmes son immense itinéraire théorique. Ensemble nous avons collaboré aux publications simultanées (français et italien) de son livre posthume La passion de l’avenir. Dernier cahier: 1988-1993 (M. Nadeau éditeur à Paris et Massari éditeur à Bolsena, 2010 [en italien Ricordi e pensieri. L’ultimo quaderno 1988-1993]). Je pense que Michel est parmi les chercheurs celui qui a fourni la plus grande attention envers l’oeuvre et la personnalité de Naville.
Il faut également évoquer notre plus récente collaboration avec Maurice Nadeau, grand historien du Surréalisme, directeur à vie de la Quinzaine Littéraire, mort à 102 ans en 2013. Cela faisait partie de notre commune aspiration à valoriser tout ce qu’il y avait de positif dans ce qu’avaient produit les grands courants artistiques et de pensée subversive (comme alternative au stalinisme mais pas seulement). Dans ce champ également c’est Michel qui ouvrait grand les portes du territoire français dans lequel je m’engouffrais, le plus souvent avec retard et avec l’intention d’y rester pour une bonne periode. Il me fallait le temps d’assimiler et de de digérer, à l’inverse de Michel qui lui dévorait, ingurgitait et se jetait rapidement sur un autre plat.
Cette métaphore alimentaire m’amène à parler d’un autre aspect de mon amitié avec Michel qui a été pour moi fondamental: la gastrosophie (terme de Fourier), c’est à dire l’art de manger et de boire de manière optimale et passionnelle. J’ai toujours imaginé Michel comme le cinquième convive de La grande bouffe de Ferreri (1973), le seul destiné à ne pas mourir parce qu’il n’aurait même pas pris au sérieux cette expérience de dévotion envers l’art culinaire, de la même manière qu’il n’a jamais pris trop au sérieux sa propre vie et j’imagine qu’il n’aura pris au sérieux même la mort. S’il est parti ainsi, il ne me reste qu’à l’envier.
Quand j’ai rencontré Michel la première fois, il m’a aussitôt emmené manger des moules dans un petit restaurant belge de Paris, et j’ai ainsi découvert que ce sont les belges et non les italiens les maîtres enchanteurs de la préparation des noirs coquillages. Lors d’un autre repas aux Halles (avant leur destruction) il était capable d’indiquer l’année correcte du vin ou la bonne maturation du fromage; il apparaissait comme l’incarnation vivante de ce cliché du français gourmet: lui, il s’insérait immédiatement et naturellement dans ce costume. Sa mère avait sans doute un grand rôle dans cette attitude, femme agréable et élégante qui descendait parfois de ses monts grenoblois vers Paris, pour renforcer les leçons de savoir vivre à son fils. Je l’ai même vue une fois au Quartier latin conseiller la marque du cigare cubain à acheter. C’était le soir durant lequel nous avons célébré tous les trois la thèse de doctorat qu’il venait de soutenir avec Alain Touraine.
C’est Michel qui m’a fait entrer pour la première fois dans un local japonais de Francfort (milieu des années 1970) pour manger des sushi bien avant que leur mode se généralise. Et c’est lui qui m’a préparé chez lui un excellent tajin d’agneau dans son plat maghrebin (naturellement dans sa période de vie dans la rue de Ménilmontant). À Cannes, là où je n’aurais jamais osé m’assoir dans un restaurant de la Croisette, nous avons dégusté un plat géant d’huîtres et de fruits de mer avec un blanc dont j’ai oublié le nom, parce que Michel savait où on pouvait se payer ce luxe à des prix corrects, y compris pour des gens comme nous. Idem à Saint-Tropez.
Peu éloignée de cette cité-mythe des années 60, Michel disposait d’une maison de vacances dans la péninsule de Giens, dans laquelle je passai une brève période. C’est ici que je devrais parler d’une mythique bouillabaisse maternelle et des dégustations de vins locaux dans les caves de la region. Le lecteur aura compris que mon incursion dans nos souvenirs gastrosophiques communs a une valeur principalement apotropaïque, peut-être une manière de remplacer l’évocation des grands repas qui ont lieu dans différentes cultures pour les funérailles d’une personne aimée. J’épargnerai donc au lecteur les incursions gastronomiques faites en Italie, cette fois chez moi, tant à Rome qu’à Bolsena.
Ultime remarque: Michel a toujours été très apprécié par la gente féminine. Il a eu des histoires et des relations avec un grand nombre de femmes, surtout italiennes dont il a épousé une d’entre elles.
En fin du mois de juin 2016, Michel m’avait téléphoné pour m’inviter à passer quelques jours chez lui à Giens. Il m’avait averti qu’il venait d’être opéré d’une tumeur, dont j’étais deja qu courant depuis quelque temps, et qu’il fallait attendre au moins 5 ans pour connaître la fin ou non des métastases. Mais cela n’a pas empêché sa mort presque un mois après. Le hasard voulu que je devais me rendre avec mon fils Laris en Bretagne puis à Paris, en passant par la Maddalena, Gap et Valence. Je n’ai pas pu le rejoindre dans ce lambeau trop éloigné de la Côte d’Azur, ni même au retour car j’ai dû pour des raisons imprévues suivre un autre itinéraire. Ainsi j’ai raté par pur hasard l’ultime rendez-vous avec Michel encore en vie. Quel dommage pour tous les deux…

Je m’aperçois qu’écrire ce texte m’a fait du bien. L’acte cathartique de remonter spirituellement dans le temps m’a permis de mieux accepter le deuil, de manière intense et constructive. Il me reste à espérer que cet écrit puisse servir à la mémoire collective pour évoquer le portrait d’une personnalité complexe et charmante, tout en aidant à sublimer la douleur causée par une si précoce disparition.
Pour citer Antonella Marazzi, qui s’associe à cette douleur et qui a plusieurs fois participé directement aux rencontres avec Michel, on pourrait dire qu’il a vécu intensément tout ce qu’il a voulu vivre, de manière jouissive, autant intellectuellement que physiquement. Si on devait écrire une épitaphe sur les ailes du vent qui dispersèrent ses cendres, ce sont les mots que j’utiliserais.
Hasta siempre, Michel…

[traduction de l’italien par Michel Antony]

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