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venerdì 20 febbraio 2015

UKRAINE : UNE RÉBELLION OLIGARCHIQUE DANS LE DONBASS, par Zbigniew Marcin Kowalewski

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EN TROIS LANGUES (Français, Englais, Polonais)

Soixante-quinze personnes ont perdu la vie sur le Maïdan kievien le 20 février 2014. Le lendemain, le ministre polonais des affaires étrangères, Radoslaw Sikorski, insiste : « Si vous ne signez pas l’accord, vous aurez l’état d’exception et l’armée dans les rues. Vous serez morts tous ». Les ministres des affaires étrangères de France et d’Allemagne lui font écho. Le trio des dirigeants de l’opposition ukrainienne finit par plier sous cette pression. Bien qu’ils craignent le pire – ils ont très peur de la réaction du Maïdan – ils acceptent un accord avec Ianoukovytch. Il devra rester président jusqu’en décembre – jusqu’à l’élection présidentielle anticipée. Les élites politiques occidentales respirent : la révolution a pu être détournée sur la voie institutionnelle, où elle ne manquera pas de s’embourber. Mais immédiatement il y a une première surprise. Les troupes du ministère de l’Intérieur et la police réagissent à cet accord comme s’il s’agissait d’une capitulation de Ianoukovytch. À toute vitesse, paniquant même, elles désertent le champ de bataille, privant de fait le régime de ses forces de sécurité. De plus en plus de policiers passent du côté de Maïdan.
En même temps, le Maïdan considère que ce sont les dirigeants de l’opposition qui ont capitulé. Dans l’obscurité, au-dessus des têtes d’une foule immense et très en colère, au milieu d’une mer des flammes de bougies, les manifestants font défiler les cercueils avec les dépouilles des tués. Arseni Iatseniouk, Vitali Klytchko et Oleh Tiahnybok rendent compte des négociations et défendent l’accord. Le Maïdan réagit par un tollé hostile. Tiahnybok prend la parole, tentant de contrôler l’état d’esprit des masses. Le commandant d’une des compagnies d’autodéfense du Maïdan, Volodymyr Parassiouk, 27 ans, fend la foule, monte en courant sur le podium, s’empare du micro et prononce un court discours plein d’émotion qui, dès les premières phrases, passera dans l’histoire : « Nous ne sommes membres d’aucune organisation, nous sommes simplement le peuple d’Ukraine. (…) Nous, les gens simples, nous disons à nos politiciens qui sont là, derrière moi : aucun Ianoukovytch – aucun ! – ne sera président pendant toute l’année. Il doit foutre le camp avant demain 10 heures ! ». Le Maïdan tonne, affirmant son soutien enthousiaste. « Nos dirigeants serrent la main de cet assassin. Honte ! ». « Honte », clame la foule. « Si d’ici demain 10 heures vous ne présentez pas une déclaration disant que Ianoukovytch doit démissionner, nous passerons à l’assaut les armes à la main ! Je le jure ! » [1]. L’accord signé il y a quelques heures vient de partir en fumée. Apprenant ce qui se passe dans ses forces armées et sur le Maïdan, Ianoukovytch s’enfuit de Kiev avant minuit, en hélicoptère. Son régime vient de s’effondrer.
Il est impossible de tenir en bride les véritables révolutions populaires. Celles-ci se surprennent elles-mêmes. C’est en cela que consiste à la fois leur très grande force et leur surprenante faiblesse. Lawrence d’Arabie – qui s’y connaissait un peu en révolutions – écrivait que leurs participants « sont des hommes dangereux, car ils peuvent jouer leur rêve les yeux ouverts, pour le rendre possible » [2]. Les révolutions ne tiennent pas compte des rapports de forces. Le Maïdan, en décidant de briser définitivement les rapports coloniaux liant l’Ukraine à la Russie depuis trois cents ans, et en se tournant pour cela vers l’Union européenne, mesurait ses forces d’après ses aspirations. Cependant, l’impérialisme russe, fortement délabré après la désintégration de l’Union soviétique, a pu renaître [3]. Pour la Russie, rétablir sa domination sur l’Ukraine est de première importance stratégique ; d’où une contre-attaque immédiate.

La contre-attaque de l’empire

La Russie s’est emparée de la République autonome de Crimée et de la base navale de Sébastopol – le Guantánamo russe – en profitant de l’incroyable faiblesse militaire de l’Ukraine. En 1994, cette troisième puissance nucléaire mondiale d’alors, avait été convaincue, par les États-Unis et la Grande-Bretagne en commun avec la Russie, d’abandonner ses armes atomiques en échange d’un chiffon de papier sans aucune valeur – comme cela s’est avéré vingt ans après – appelé Mémorandum de Budapest [4]. Plus tard, suite aux efforts du sénateur Barack Obama, soutenus par le Congrès et le président George W. Bush, l’Ukraine a permis aux Américains de détruire une grande part de ses stocks d’armes conventionnelles [5]. Ainsi, la Russie a pu désormais procéder à l’annexion de la Crimée quasiment sans coup de feu. Craignant un conflit avec la Russie, les élites politiques et médiatiques occidentales ont légitimé l’annexion : quasiment personne n’avait contesté l’annonce suivant laquelle 83% de l’électorat aurait participé au référendum annexionniste. La suggestion était limpide : même s’il y a eu des falsifications, la population russophone est de toute manière majoritaire en Crimée, et on sait ce pour quoi elle se prononce. Les médias internationaux ont fait silence sur les données radicalement différentes fournies par les dirigeants des Tatars de Crimée. Ils n’ont pas fait connaître le rapport de Evgueni Bobrov, publié par le Conseil pour le développement de la société civile et des droits de l’homme auprès du Président la Fédération de Russie. Bobrov y révélait que « en Crimée, selon diverses sources, de 50 à 60% d’électeurs ont voté en faveur de l’incorporation à la Russie, pour une participation globale de 30-50% ; les habitants de la Crimée ont voté non pas tant en faveur d’une incorporation à la Russie, que pour mettre fin – en employant leurs mots – “à l’arbitraire de la corruption et à la domination des voleurs de Donetsk pistonnés” » par le régime qui venait juste d’être renversé, c’est-à-dire par l’oligarchie du Donbass [6]. Oligarchie, c’est le terme populaire en Ukraine désignant le capital monopoliste local.
Le colonel russe Igor Guirkine, futur « ministre de la Défense de la République populaire de Donetsk », connu sous le nom de Strelkov, a participé à l’annexion de la Crimée. Il dit : « Il était clair que ça n’allait pas se limiter à la seule Crimée. La Crimée, en tant que partie de Novorossiya (la Nouvelle Russie), c’est une conquête colossale, un brillant dans la couronne de l’Empire russe. Mais une Crimée seule, coupée par des isthmes et un État hostile qui les contrôle, ce n’est plus la même chose. Lorsque le pouvoir ukrainien se désintégrait sous nos yeux, on voyait sans cesse des délégués des oblast de Novorossiya venir en Crimée voulant répéter chez eux ce qui a eu lieu en Crimée » [7]. Novorossiya est la vieille appellation coloniale désignant l’Ukraine du sud-est. Avec la renaissance de l’impérialisme russe, on note la résurgence des appellations impériales – Novorossiya (la Nouvelle Russie) et Malorossiya (la Petite Russie, pour désigner une autre région de l’Ukraine, la Galicie-Volhynie).

Bastion du capital monopoliste

Après plusieurs siècles de domination coloniale, l’Ukraine est le pays européen le plus déséquilibré régionalement. Le Donbass, adjacent à la Russie, grand centre de l’industrie lourde – la région du charbon et de l’acier – est le principal bastion du capital monopoliste. Du point de vue du degré de concentration du capital, il dépasse de très loin les autres régions. Deux chercheurs réputés qui étudient la restauration du capitalisme dans le Donbass, Vlad Mykhnenko et Adam Swain, ont depuis longtemps mis en garde que les perceptions dominantes de cette région « sont au moins partiellement le produit d’une vision coloniale occidentalocentriste aussi bien dans la tradition libérale que dans la tradition marxiste » [8]. Car, « au travers du prisme de nationalité, d’idéologie et de géopolitique, on divise ce pays en un “est”, prétendument dominé par une nomenklatura hostile au marché, influencée par l’héritage de l’idéologie anti-occidentale soviétique et de l’Église orthodoxe russe, et un “ouest”, présumé représenter la forge de l’identité nationale ukrainienne et dominé par les forces politiques réformatrices, pro-occidentales et anti-establishment » [9].
Pourtant, les recherches comparatives sur deux vieilles régions industrielles, structurellement semblables, en Europe centrale et orientale, indiquent que le capitalisme a un caractère beaucoup plus néolibéral dans le Donbass qu’en Haute-Silésie, dans le sud de la Pologne ; or, la Silésie est une région intégrée dans la néolibérale Union européenne. Mykhnenko démontre que – en termes relatifs bien sûr – « le généreux systèmede protection sociale en Silésie ainsi que le haut niveau des dépenses pour la santé et les autres prestations sociales, ont produit dans cette région une amélioration constante des indicateurs de développement humain. En revanche, la baisse dramatique des nombreux indicateurs clés de longévité et de développement humain, qu’avait subie le Donbass post-communiste, avait été provoquée par la diminution permanente des dépenses pour la santé et les autres prestations sociales, et, plus généralement, par le rôle relativement réduit de l’État dans le système de protection sociale » [10].
Le capital monopoliste prédateur – dont la majeure partie a été constituée dans le Donbass en un clin d’oeil à l’aide de moyens d’accumulation politiques, criminels et autres procédés extra-économiques – s’est unifié à la fin des années 1990, a bloqué l’accès à cette région aux autres capitaux concurrents, et s’y est emparé du pouvoir politique au travers du Parti des régions. En échange d’un soutien au président Léonide Koutchma (1994-2005), ce capital a obtenu pour le Donbass, c’est-à-dire pour soi-même, une large autonomie économique et d’importants privilèges. C’est la seule région ukrainienne qui avait bénéficié de pareilles prébendes. « Ce n’est possible que parce que les élites locales coopèrent entre elles pour défendre leurs surprofits, [lesquels] à leur tour créent les conditions matérielles de départ permettant à ces groupes élitistes de pénétrer graduellement l’administration d’Etat. Bien que la région soit de fait économiquement autonome, on n’y trouve pas des pousées vers une plus grande autonomie politique, car les élites concentrent plutôt leur attention sur l’expansion économique au-delà des frontières de la région » [11].
Il en était ainsi au cours des premières années du 21e siècle. Un des meilleurs spécialistes occidentaux de l’histoire du Donbass, Hiroaki Kuromiya, assurait même que le Donbass était capable de dépasser les autres régions quant à « l’acceptation des valeurs de l’Europe capitaliste et démocratique » [12], autrement dit prendre sur lui la tache de réaliser des réformes néolibérales dans l’ensemble du pays.

Prise du pouvoir central

En 2004, l’expansion du capital monopoliste donbassien a conduit à sa première tentative de s’emparer du pouvoir central. La tentative consistait à falsifier les élections afin d’assurer la présidence de l’Ukraine à son représentant politique, Ianoukovytch, candidat du Parti des régions. L’éclatement de la « révolution orange » l’a empêché, mais pour un laps de temps assez court. Employant des méthodes de recherche très sophistiquées, Mykhnenko a déterminé que « la composition de classe de telle ou telle région fut le facteur décisif du succès électoral de [Viktor] Iouchtchenko en 2004 », car « la victoire du camp orange a été assurée par la majorité des voix obtenue dans les régions les moins bourgeoises du pays ». Par contre, Ianoukovytch a obtenu le soutien des électeurs surtout là « où la classe urbaine des capitalistes est la plus importante » [13]. Neuf ans plus tard, le soutien populaire à la « révolution de la dignité » du Maïdan était en général semblable, dans les diverses régions, à celui de la « révolution orange ». Fin janvier 2014, ce soutien était très fort à l’ouest (80%), important dans le centre du pays (51%), faible dans le sud (20%) et très faible à l’est (8%, soit dix fois moins qu’à l’ouest). Par contre le soutien au régime de Ianoukovytch était fort à l’est (52%), plus faible au sud (32%), très faible au centre du pays (11%) et insignifiant à l’ouest (3%, soit dix-sept fois moins qu’à l’est) [14].
Cependant, le fait que le soutien à la révolution qui a renversé la domination du capital monopoliste donbassien ait été le plus fort là où la bourgeoisie était la plus faible, n’a pas pour autant frayé le chemin du pouvoir à aucune force politique disposant d’un programme radical, alternatif au capitalisme néolibéral. Au contraire, la « révolution de la dignité » a frayé le chemin du pouvoir à d’autres forces politiques néolibérales, représentant des capitaux beaucoup moins concentrés et bien plus divisés politiquement. Les réflexions sur pourquoi cela s’est passé ainsi seront stériles si on ne prend pas comme point de départ une circonstance décisive : à savoir que les révolutions ne génèrent pas de forces politiques anticapitalistes. Elles ne peuvent que placer de telles forces à leur tête, ce qui n’est possible que lorsque celles-ci existent et qu’elles se matérialisent non pas dans l’imagination des militants, mais dans la réalité des mouvements sociaux.

La russification du Donbass

« Depuis les années 40 jusqu’à la première moitié des années 80, l’apparente internationalisation de la société masquait une politique de russification planifiée, laquelle formait progressivement un imaginaire du Donbass en tant que “région russophone” » [15]. Dans l’Ukraine indépendante, cette politique était poursuivie par les autorités oligarchiques régionales. Dans les années 1970-1989-2001, le pourcentage des Ukrainiens considérant la langue ukrainienne comme langue maternelle a baissé de 79% à 59,6% dans l’oblast de Donietsk, puis à 41,2%, et dans l’oblast de Lougansk de 87,5% à 66,4% et ensuite à 50,4%. Aujourd’hui, dans les villes de Donetsk et Lugansk, les Ukrainiens constituent moins de la moitié des habitants, dont les Ukrainiens ukrainophones à peine 11,1% dans la première ville et 13,7% dans la seconde. Par contre à la campagne, les Ukrainiens constituent une majorité très nette – 73% dans les deux oblast –, et pour la plupar ils emploient l’ukrainien comme langue maternelle. A présent, près de 40% des habitants des deux oblast sont des Russes [16].
« Dans la structure linguistique du milieu urbain, on observe le maintien par inertie de l’influence des processus ethnolinguistiques de l’époque soviétique, marqués non seulement par la migration massive des Russes, mais aussi par leur transformation en une minorité dominante, tandis que les Ukrainiens devenaient une sorte de masse ethnique, majoritaire mais dominée » [17]. Mais, cette influence n’était pas seulement le fait de l’inertie. De la même façon qu’en Union soviétique – où les grands centres urbains étaient le principal terrain de la politique coloniale de russification des périphéries –, le pouvoir oligarchique a poursuivi, après la chute de l’URSS, une politique active de reproduction élargie de l’image du Donbass en tant qu’une région russifiée et penchant vers la Russie.
Le Donbass a une très grande importance dans la géopolitique de la domination de l’impérialisme russe sur l’Ukraine, ainsi que sur toute l’étendue occidentale de ce « Monde russe », conçu à la manière des monarchistes orthodoxes, des Cent-Noirs et des Gardes blancs. Il y a quelques années, l’historien ukrainien Youri Nikolaets a posé le problème de manière très explicite et clairvoyante. Il écrivait : « Dans les conditions actuelles, le Donbass, en tant que zone frontalière entre l’Ukraine et la Russie, est devenu de fait une des variantes de l’expansion du pays-leader qu’est la Fédération de Russie. Ce pays joue activement la carte de “l’identité donbassienne”, afin de solutionner certains de ses problèmes politiques, économiques et sociaux par l’élargissement de sa sphère d’influence dans les territoires ukrainiens. La “question linguistique” – associée à l’expansion de la langue russe et à l’imposition de l’imaginaire d’un “Donbass éternellement russe” – devient ainsi un des moyens pour déstabiliser l’Ukraine. Il semble cependant que, dans la sphère économique, la partie russe est plus intéressée par le contrôle de l’industrie sidérurgique que par l’extraction des combustibles fossiles. Car, l’industrie minière exige des subventions importantes, et la rentabilité de l’extraction du charbon dans le Donbass était mise en cause déjà à l’époque de l’URSS. Par contre, le contrôle des aciéries, c’est une source de profits et permet d’étendre les sphères d’influence dans les territoires ukrainiens. Pour cette raison, le plus probable est que la population russe de cette région deviendra une fois de plus l’otage des intérêts des dirigeants politiques de la Fédération de Russie, lorsque, à cause du prix du gaz russe, la compétitivité des entreprises industrielles ukrainiennes diminuera et le niveau de vie de la population baissera. C’est alors que l’on pourra créer le sentiment d’un danger menaçant la stabilité sociale de l’État ukrainien – à l’aide de slogans populistes du genre “fraternité des nations slaves”, “soutien à la population russe” en Ukraine ou “développement des sphères d’utilisation de la langue russe” pour contrecarrer l’ukrainisation du Donbass – et provoquer un conflit entre les populations ukrainiennes de l’est et de l’ouest du pays » [18].

La « contra » oligarchique

La « contra du Donbass » – un tel terme convient particulièrement à la rébellion oligarchique du Donbass, car elle rappelle singulièrement le mouvement armé contre-révolutionnaire sponsorisé par les États-Unis au Nicaragua après le renversement du régime de Somoza. Les barons du Parti des régions et les magnats industriels ont commencé à mobiliser cette « contra » déjà pendant le Maïdan, afin d’empêcher l’extension du mouvement vers le Donbass et renforcer l’appareil de répression par des milices – les tristement célèbres « titouchki » – envoyées à Kiev. Une campagne de propagande a été déclanchée avec le soutien des télévisions du régime russe, hégémoniques dans cette région, concernant le danger mortel venant des « nazis, fascistes et bandéristes » du Maïdan, sur lesquels on propageait des nouvelles effrayantes. Le Parti communiste d’Ukraine (PCU), assez influent dans le Donbass, affolait carrément les gens avec des répliques de la rhétorique nazie sur les ghettos juifs : le Maïdan – « blanc à l’extérieur, noir à l’intérieur » – serait comme les ghettos noirs des États-Unis : un foyer de parasites oisifs.
Citons cette propagande infâme : « D’énormes tas d’ordures, toutes sortes d’infections et de maladies inconnues jusque-là par la médecine – c’est un trait caractéristique de la vie dans des réserves. Leurs habitants ne travaillent nulle part, et ne reçoivent de l’argent que parce qu’ils traînent sans but dans les rues. Ils justifient leur refus de travailler par le fait qu’ils ne sont plus esclaves. Là-bas, en Amérique, on a les graffitis représentant Martin Luther King. Ici, chez nous – les portraits de Tymochenko et de Bandera. Ici comme là-bas, ils sont vêtus de ce que les bonnes âmes leur ont donné. Chez nous, comme de l’autre côté de l’océan, tout ce foutoir porte le nom charmant de “démocratie”. Mais dans ce cas nous avons plus de démocratie. Au moins à New York, à Los Angeles et à San Francisco la police fait parfois des raids dans de tels lieux et flingue simplement quelques Nègres enragés. (…) Même les vendeurs à la peau foncée dans les marchés aux fripes de Kiev semblent un peu plus civilisés que nos “frères à la peau claire” des régions occidentales du pays, qui se sont rassemblés sur le Maïdan. “Blancs” à l’extérieur, mais “noirs” à l’intérieur » [19]. Rien de surprenant dans cette explosion du racisme : le PCU est un parti colonial.
Après la chute du régime de Ianoukovytch, c’est-à-dire après la perte du pouvoir d’État par l’élite politique et économique du Donbass, cette dernière a paniqué. Le capital monopoliste du Donbass a décidé de se retrancher dans son bastion, afin de préserver le pouvoir au moins là-bas : imposer l’autonomie, cette fois-ci politique, de la région, prendre l’appui sur l’impérialisme russe et, si nécessaire, organiser la sécession avec l’appui militaire de ce dernier. On sait quel a été le rôle de Rinat Akhmetov, magnat industriel de Donetsk et oligarque le plus puissant en Ukraine : « La République populaire de Donetsk était son projet », a reconnu sans ambages Rousskaya Vesna, le site internet des séparatistes [20]. Un des dirigeants de la rébellion, Pavel Goubariev, racontait sans gêne aux médias russes quel rôle avait joué le Parti des régions pour mijoter tout ça aux côtés d’Akhmetov : « Dans toutes les villes, on a vu apparaître des dirigeants de ladite milice populaire volontaire. Et le parti du pouvoir, nos oligarques orientaux (…) ont commencé a travailler avec les activistes de la milice. Il s’est avéré que les deux tiers de ces activistes étaient déjà payés par l’oligarque Akhmetov. Un très petit nombre de gens sont restés fidèles à notre idéal, pourtant ils prenaient l’argent quand même. Tout le monde prenait l’argent ! » [21].

« J’ai appuyé sur la détente de la guerre »

Dans l’oblast de Lougansk, la rébellion a été inspirée par Aleksandr Efremov, bras droit de Ianoukovytch au sein du Parti des régions et homme d’intérêts aussi vastes que sombres. Lorsqu’il était à la tête de l’oblast, dans les années 1998-2005, il avait organisé des faillites massives d’entreprises et provoqué un profond effondrement économique et social [22]. C’est Valery Bolotov – son ancien chauffeur, garde de corps et surveillant des « kopanki » (mines sauvages à ciel ouvert creusées par les pauvres dans des puits fermés), dont il prélevait le tribut pour son patron –, qui est devenu un des leaders de la rébellion et le « premier ministre de la République populaire de Lougansk » à ses débuts.
La « contra » et les services spéciaux russes, qui sont passés à l’action, avaient besoin d’éléments plus combatifs que les bureaucrates du Parti des régions et du PCU. C’est pourquoi, le mouvement séparatiste a rapidement été pris en main par les réseaux de l’extrême droite nationaliste russe installés depuis longtemps dans le Donbass. Ils ont été aussitôt appuyés par des éléments d’extrême droite affluant en très grand nombre de Russie.
Le 6 avril, à la tête de quelques milliers de personnes amenées dans des bus, les séparatistes ont pris d’assaut l’office des Services de sécurité ukrainiens à Lougansk, où ils se sont emparés de 1300 kalachnikov, rassemblées là on ne sait pourquoi. Ce ne fut pas pour autant le point tournant de la première phase de la rébellion, car « en pratique, c’est notre détachement qui a lancé le volant d’inertie de cette guerre, qui se poursuit toujours », dit Strelkov qui, à l’époque, à la tête d’un détachement de 52 personnes, a pénétré de Russie en Ukraine et s’est installé à Sloviansk. Ce monarchiste – partisan de la restauration d’un empire russe orthodoxe, chien typique des guerres coloniales et périphériques, qui a combattu en Transnistrie, en Bosnie aux côtés des nationalistes serbes et en Tchétchénie, et qui figure sur la liste des criminels de guerre établie par l’association russe Mémorial – a coutume de dire : « C’est moi qui a appuyé sur la détente de la guerre » dans le Donbass [23]. Quelques semaines après son arrivée à Sloviansk, il se plaignait publiquement dans un dramatique appel qu’il n’y avait là-bas aucun soulèvement populaire ni mouvement de masse séparatiste, et que les habitants du Donbass ne voulaient pas s’engager dans les rangs des rebelles [24].
A son poste de « ministre de la Défense », Strielkov n’a pas réussi à former ne serait-ce qu’un embryon de commandement ou d’état-major de la rébellion, celle-ci restant l’apanage de divers commandants et formations armées agissant pour leur propre compte. Malgré le soutien de la Russie, la rébellion n’a pu durer que grâce à l’extraordinaire faiblesse de l’armée ukrainienne, laquelle – en tant que force combattante et pas seulement une institution bureaucratique – se construisait pratiquement dans les combats ; grâce aussi au manque d’expérience de la garde nationale et des bataillons de volontaires ; mais surtout, raison essentielle, grâce à l’incroyable incompétence, l’inertie et la corruption des appareils militaires. Les nouvelles qui parviennent des champs de bataille, parlant des soldats blessés à qui on essaye de stopper l’hémorragie à l’aide du papier hygiénique, ne sont que le sommet de l’iceberg. Des récits font état de soldats qui manquent de formation, affamés, en baskets, dépourvus de gilets pare-balles, de pansements, d’aide médicale, approvisionnés sur les lignes de front par des volontaires dévoués membres d’associations indépendantes. Le ministère de la Défense et l’état-major central sont sans cesse dénoncés pour des trafics à grande échelle portant sur le matériel et les équipements militaires qui manquent sur le front, ou des fraudes consistant à gonfler les prix des fournitures pour que les généraux puissent s’en mettre plein les poches. Ces institutions mentent sans cesse sur l’état d’équipement des troupes et leur approvisionnement, sur la disposition des bataillons au front, sur le nombre des victimes. Elles mentent quand elles disent qu’elles sont en train d’évacuer des centaines de blessés, que des renforts arrivent, qu’on a réussi à faire sortir des troupes de l’encerclement, qu’on a livré des armes antichars, de la nourriture, des gilets, des vêtements chauds, et ainsi de suite…

Programme de défense nationale

Pourtant, les forces armées ukrainiennes ont peu à peu commencé à remporter des victoires. Début juillet, Strelkov, au dernier moment et presque miraculeusement, parvint à s’échapper de l’encerclement à Sloviansk avec sa brigade de plusieurs milliers de combattants ; ceci malgré l’ordre catégorique de Moscou de ne pas abandonner la ville sous aucun pretexte. Il opéra une perçée vers Donetsk, où les troupes séparatistes qui y stationnaient n’assuraient aucune défense. « Si nous étions restés à Sloviansk, alors Donetsk serait tombé en une, maximum deux semaines. Par contre, grâce au fait que nous soyions sortis, et alors que la situation était désespérée les derniers jours, nous avons pu tenir Donetsk pendant 40 jours, jusqu’à l’arrivée des “permissionnaires” » [25]. Les « permissionnaires », ce sont les troupes russes, appelées ainsi car il s’agirait, selon les autorités russes, de soldats qui, profitant de leurs permissions et plutôt que d’aller à la plage, se font de petites virées dans le Donbass pour y faire la guerre. De 30 à 40 mille de ces « permissionnaires » sont déjà passés par le Donbass, combattant dans des unités militaires régulières.
L’agression russe d’août 2014 a sauvé le mouvement séparatiste, mais Moscou lui a posé en échange une condition, à savoir que Strelkov devait s’effacer, ce dont les séparatistes se sont acquités docilement. Le rôle des chiens de guerre, des chefs de cohorte et des aventuriers arrive à son terme, d’autant plus qu’ils pourraient devenir des héros dudit « Monde russe », et donc dangereux pour le Kremlin. C’est pourquoi, les appareils d’Etat russes reprennent graduellement en main le pouvoir militaire dans le Donbass, tout comme le pouvoir politique.
L’ancienne possession coloniale mène en solitaire une guerre aussi inattendue qu’écrasante, que lui a déclarée une grande puissance. Les appels désespérés, demandant l’aide militaire de l’Occident, donnent peu de choses. Si l’Ukraine peut compter sur quelqu’un, c’est peut-être seulement sur les peuples qui, dans le passé, avaient eux-mêmes subi la domination de l’impérialisme russe, et qui aujourd’hui se sentent à nouveau menacés. Le problème cependant est qu’il est peu probable que l’Ukraine parvienne à se défendre aussi longtemps que son sort reste entre les mains d’un pouvoir représentant les intérêts de la bourgeoisie et réalisant de radicales réformes néolibérales.
Vouloir chercher le soutien et le salut auprès des grandes puissance impérialistes occidentales n’est que la répétition d’une erreur bien connue, qu’avait commise déjà Tadeusz Kościuszko en 1794, en adressant aux gouvernements occidentaux une proclamation stérile, disant que « les Polonais veulent se libérer du joug de la Russie et en appellent à l’aide contre cette puissance, laquelle, si elle parvenait à prendre le dessus, allait briser l’équilibre de toute l’Europe ». Pourtant, il n’y avait alors en Europe aucune sorte d’équilibre que Kościuszko appelait de ses vœux [26].
Le programme de défense nationale qui pourrait être efficace serait un programme correspondant aux intérêts les plus vitaux de la majorité de la société ukrainienne. Le pouvoir actuel, du fait de son caractère de classe, n’est pas en mesure d’élaborer un tel programme. Maurycy Mochnacki nous a laissé une indication quant au point de départ à partir duquel on pourrait travailler sur un programme : « il faut compter davantage sur le mouvement des masses, sur l’action de tout un peuple, que sur une armée régulière » [27].

Traduit du polonais par Jan Malewski


Paru en polonais dans Le Monde diplomatique - Edycja polska, en décembre 2014, et en français dans Mediapart, 2 février 2015.

[1] Iakchtcho zavtra do 10.00 ne bude vidstavky Ianoukovytcha – Maïdan pide na zbroynyi chtourm, dailylviv.com, 21 février 2014.
[2] T.E. Lawrence, Les Sept piliers de la sagesse, Paris : Laffont, 1993, p. 15.
[3] Voir Z.M. Kowalewski, Impérialisme russe, 27 novembre 2014.
[4] Voir D. Gibbs, « Why Ukraine Surrendered Security: A Methodological Individualist Approach to Nuclear Disarmament », The Agora : Political Science Undergraduate Journal, vol. 2, n° 2, 2012.
[5] Voir D. Matrosko, Flashback : Senator Obama Pushed Bill That Helped Destroy More Than 15,000 Tons of Ammunition, 400,000 Small Arms and 1,000 Anti-aircraft Missiles in Ukraine, dailymail.co.uk, 5 mars 2014.
[6] Problemy jiteleï Kryma, president-sovet.ru, 5 mai 2014. Voir P.R. Gregory, Putin’s “Human Rights Council” Accidentally Posts Real Crimean Election Results, forbes.com, 5 mai 2014.
[7] A. Prokhanov, I. Strelkov, « Kto ty, “Strelok”? », Zavtra, 20 novembre 2014.
[8] A. Swain, V. Mykhnenko, « The Ukrainian Donbas in “Transition” », en A. Swain (éd.), Re-constructing the Post-Soviet Industrial Region : The Donbas in Transition, London-New York : Routledge, 2007, p. 40.
[9] V. Mykhnenko, A. Swain, « Ukraine’s Diverging Space-Economy : The Orange Revolution, Post-Soviet Development Models and Regional Trajectories », European Urban and Regional Studies, vol. 17, n° 2, 2010, p. 146.
[10] V. Mykhnenko, The Political Economy of Post-Communism : The Donbas and Upper Silesia in Transition, Saarbrücken : Lambert Academic Publishing, 2011, p. 189.
[11] E. Kovaleva, « Regional Politics in Ukraine’s Transition : The Donetsk Elite », en A. Swain (éd.), op. cit., p. 65.
[12] H. Kuromiya, « Donbas – The Last Frontier of Europe ? », en O. Schmidtke, S. Yekelchyk (éds.), Europe’s Last Frontier ? Belarus, Moldova, and Ukraine between Russia and the European Union, Basingstoke : Palgrave Macmillan, 2008, p. 111.
[13] V. Mykhnenko, « Class Voting and the Orange Revolution : A Cultural Political Economy Perspective on Ukraine’s Electoral Geography », Journal of Communist Studies and Transition Politics, vol. 25, n° 2-3, 2009, pp. 278, 280.
[14] KMIS (Kyiivs´kyi Mijnarodnyi Instytout Sotsiolohiyi), Stavlennia v Oukrayini ta Rossiyi do aktsiy protestou v Oukrayini, kiis.com.ua, 28 février 2014.
[15] Y.O. Nikolaets, Posselens´ka strouktoura nasselennia Donbasu (Etnopolititchnyi aspekt dynamiky), Kiev : IPiEND im. I.F. Kourassa NAN Oukrayiny, 2012, pp. 166-167.
[16] O.Y. Kalakura, « Movni praktyky i etnitchna samoidentifikatsiya nasselennia Donbasu », Naukovi Zapyssky Instytoutou Politytchnykh i Etnonatsionalnykh Doslidjen´ im. I.F. Kourassa NAN Oukrayiny, n° 5 (61), 2012, pp. 47-49.
[17] V. Sklar, « Vidminnosti v etnomovniy strukturi nasselennia oblasnykh tsentriv ta sils´kogo nasselennia pivdnia ta skhodu Oukrayiny », Oukrainoznavtchyi Almanakh, vol. 5, 2011, p. 42.
[18] Y.O. Nikolaets, op. cit., p. 186.
[19] M. Kuzmienko, « “Bielye” snarouji, “tchornye” vnoutri », Kommounist, 17 janvier 2014.
[20] A. El-Miourid [A. Nesmiyan], « Akhmetov v zasade, vyjidaet – kogda je roukovodstvo DNR natchniet dopouskat´ serioznye ochibki », Rousskaya Vesna, 26 mai 2014.
[21] Y. Sneguirev, « Nariad moutchenia primeriat´ ne khotchou », Rossiïskaïa Gazeta, 12 mai 2014.
[22] Anti-Corruption Action Centre, Yanukovich’s Assets : Oleksandr Yefremov, yanukovich.info/oleksandr-efremov/, 28 janvier 2014.
[23] A. Prokhanov, I. Strelkov, op. cit.
[24] Voir Z.M. Kowalewski, Ukraine : des gardes blancs russes dans le Donbass, 4 juillet 2014.
[25] A. Prokhanov, I. Strelkov, op. cit.
[26] F. Rychlicki, Tadeusz Kościuszko i rozbiór polski, Cracovie : édité par l’auteur, 1871, p. 179. Tadeusz Kościuszko (1746-1817), héros national polonais, influencé par les idéaux de la Révolution française. En 1794, il a dirigé l’insurrection, écrasée dans le sang, contre l’occupation et la seconde partition de la Pologne par la Russie et la Prusse. Auparavant, il avait participé à la guerre d’indépendance des Etats-Unis, où il fut promu brigadier-général.
[27] M. Mochnacki, Powstanie narodu polskiego w roku 1830 i 1831, vol. I, Poznań : Księgarnia J.K. Żupańskiego, 1863, p. 11. Maurycy Mochnacki (1803-1834), militant et journaliste politique, un des théoriciens du romantisme polonais, pianiste, dirigeait le courant révolutionnaire lors de l’insurrection polonaise de 1830-1831 contre la domination russe.

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