Comme le note Malek CHEBEL, l'utopie islamique ne peut être que spirituelle et immatérielle. Cependant, comme pour toutes les civilisations, « l'utopie profane a existé et s'est portée à merveille » dans l'aire islamique[1].
a) Les caractéristiques propres à l’Islam et à son aire géographique
L’Islam naît dans une péninsule arabique marquée par un nomadisme arabe souvent très indépendant. La tradition des bédouins (le mot « arabe » désigne les nomades dans la plupart des textes, y compris le Coran) reste forte pendant longtemps. Cette tradition est difficile à vraiment cerner, sans doute essentiellement opportuniste et « pragmatique »[2]face à un milieu difficile, mais on met souvent en avant - pour des raisons plus ou moins fondées (recherches historiques « laïques ») ou utilitaires (nationalisme arabe ou fondamentalistes radicaux d’aujourd’hui) - des pulsions communautaristes, égalitaristes et de démocratie directe… que l’Islam recèlerait au moins à ses débuts.
Parfois les tribus élisent leurs chefs ou cheikhs, mettent en commun les terres, quelquefois les troupeaux, gèrent collectivement l’accès à l’eau… Les chefs limitent leur pouvoir par la pratique de la chûrâ ou shura (consultation des autres membres de la communauté pour avis avant de prendre une décision), pratique qui est reprise dans le Coran. Par extension le terme de chûrâ au XXI° siècle désigne assemblée, conseils, parlements… Les assemblées ou malâ’(conseil des anciens regroupant les principaux chefs de clans) est une autre barrière au pouvoir absolu. Cette institution, par contre, ne semble pas reprise par le Coran[3]. Bref les sociétés arabes antéislamiques présentent certains traits pré-étatiques plus qu’antiétatiques que l’on retrouve dans bien des sociétés dites « primitives »[4], ce qui amène parfois à parler « d’un certain socialisme tribal primitif »[5]. Cela permet à un anarchiste déterminé comme le sicilien Paolo SCHICCHI d’affirmer vers 1912-1914 que les arabes préislamiques font partie des peuples les plus libres[6]. Les communautés apparaissent soudées et sont organisées de manière très subtiles, sinon démocratiquement : beaucoup d’orientalistes rappellent d’ailleurs que le terme d’Umma ou Oumma(la communauté non discriminatoire des croyants dans l’islam) est d’origine ancienne, antéislamique, et peut être même non arabe.
À l’aube de l’Islam, l’Arabie est également une terre chargée d'une très longue histoire, culturellement fort diversifiée, marquée par des communautés chrétiennes, juives, polythéistes et animistes et également déjà largement sensibles au monothéisme… qui cultivent leur autonomie, et qui profitent de la quasi inaccessibilité de la zone steppique et désertique pour vivre semi-clandestinement leur propre religion ou philosophie. Malgré les conflits sporadiques, le secteur semble donc relativement ouvert et accueillant et déjà bien déterminé pour y permettre le succès d'une religion nouvelle qui saura profiter des aspects antérieurs. Ainsi le pélérinage vers la Kaaba de La Mecque existe bien avant Mahomet, avec des croyances polythéistes fortement ancrées.
Les succès de l’Islam dans cette partie du monde n’enlèvera jamais totalement ces traces de mysticisme plus ou moins magiques (les djinns et leur diversités sont reconnus par le Coran) d’autonomie, antihiérarchiques et communautaires, même s’il ne faut évidemment pas les exagérer ni oublier les aspects paternalistes, anti-féminins, et le caractère violent et religieux de ces peuples, ce qui leur enlève tout caractère foncièrement libertaire ; il suffit de citer l'obligation de la circoncision pour les hommes et la pratique de l'infibulation pour la femme, ainsi que la sinistre tolérance (ou la non opposition) et parfois l'approbation de la pratique barbares de l'excision, certes antérieure à l'Islam, mais largement vivante dans son aire géographique. Même bon, sensible et ouvert (lié à une copte et à deux juives) vis-à-vis des femmes, Mohammed incarne fortement le pouvoir patriarcal : si Khadidja reste la première et la principale épouse, il aurait eu au moins 9 femmes (dans son harem au moment de sa mort) et en aurait répudié au moins deux. Même s'il l'aimait fortement, il aurait profité sexuellement d'Aïcha dans un âge très tendre (entre 11 et 13 ans)[7]. La répudiation, suprême puissance du seul mâle, a été reprise telle quelle par l'Islam des sociétés arabiques où elle semblait implantée depuis longtemps.
Parmi les traditions, celle des razzias peut paraître comme une anticipation du futur djihad[8]. De même les familles entre elles sont loin d’être du même poids social, seules celles qui ont une lignée prestigieuse prouvée ou imposée décident vraiment pour l’ensemble.
Une des traces de cette tradition fortement mythifiée, se trouve sur le plan juridique : en terme islamique la notion de shuyuou shiya’désigne la propriété des biens en commun, ce qui fait que le terme shuyu’ipeut avoir la signification de communisme.
L’empire islamique, plus il s’agrandit, plus il intègre des traditions ethniques ou nationales (berbères, perses, turques, indiennes, indonésiennes…) et des pensées religieuses diversifiées, malgré le ciment apparent d’un Islam arabe trop souvent jugé intangible. De la même manière le métissage ethnique devient la règle, ne serait ce que par la présence de femmes non arabes de plus en plus fréquemment dans les harems. La diversité s’impose dans la réalité[9].
D’autre part, les révoltes, sécessions, schismes[10], hérésies (au moins 70 recensées par les historiens)[11], divisions, sans compter les innombrables coups d’État et les complots abondent dans un monde qu’on présente souvent bien à tort comme trop unifié.
Pour désigner tous ses adversaires surtout internes, le monde islamique se dote d'une foule de concepts, ce qui tend par ricochet à prouver leur importance. Le premier terme jugé satanique, blasphématoire serait shirkou chirkqui signifie association, partenariat, donc tout ce qui est contraire à l’unicité de Dieu[12]. Un second terme, le dhar, désignerait des courants déterministes ou matérialistes, apparus avant l'islam mais se perpétuant aussi par la suite. Une déviance caractérisée par l'hypocrisie ou la surenchère religieuse est qualifiée de nifaq, et soumise à la même réprobation que la notion de shirk. Le dhariteserait en quelque sorte un « matérialiste athée »[13]. Son incroyance supposée l'apparente à l'injure suprême de kufr. Les principaux termes pour désigner l’hérésie sont hartaqaou zandaqa. La zandaqadésignait autrefois la religion dualiste iranienne de Mani, et s’applique en premier lieu à tous les manichéistes réels ou supposés et aux multiples déviances de l'islam. Le zindiq(pluriel zanadiqa) est donc un vrai « adorateur du mal ». Il serait l’agnostique, l’hérétique, le libertin, ou plus généralement le libre penseur et tout opposant politique ou social, dans l’aire islamique, une sorte de libertaire en quelque sorte, tout comme le mulhidqui incarne les déviants et les athées. Bref le mot zandaqaest polémique, polysémique, et désigne tout autant les philosophes déclarés et rationalistes que les buveurs de vin et les poètes de l’amour libre... tous les non-conformistes et dissidents. Un premier « zindiq » (Al-Ja’d b. DIRHAM) serait exécuté vers 742, et ensuite (vers 783) une sorte de tribunal de l’inquisition se constitue pour les réprimer massivement autour du Sahib al-zanadiqa[14]. Aujourd’hui zandaqaest un terme totalement péjoratif, qui fait toujours « scandale »[15], alors que la libre pensée fut parfois admise voire souhaitée aux débuts de l’Islam : l’évolution sémantique est donc rapidement totalement négative et traduit bien le degré de fixation et de fermeture de l’aire islamique. Enfin on terre d'Islam on ne plaisante pas avec l'apostasie (ridda), souvent condamnée par la mort, ni avec la luxure et la fornication ; mais les fornicateurs hommes (zaniyûn) semblent moins réprouvés que les femmes (zaniyati).
Lafitna, qui voulait dénoncer le schisme causé par Ali au VII° siècle, elle désigne toujours la dissidence, la sédition radicale, la révolte ou l'émeute, bref tout ce que l’Islam doit exclure. Son utilisation reste toujours péjorative : les musulmans qui sont élogieux pour révoltés et dissidents ont fort à faire pour redonner à ce terme une valorisation positive.
Ces mouvements sont quasiment tous internes à l’Islam note Bernard LEWIS, pas contre lui, donc quasiment jamais vraiment totalement athées, ce que confirme Hamid ZANAZ. Ce philosophe, dans un ouvrage vivifiant sur L'impasse islamiquemet en avant les limites de presque tous ces dissidents : pour lui comme pour tout libertaire il faut sortir de la religion, et reléguer celle-ci dans la sphère privée et individuelle, si on veut placer l'humain et la liberté avant la foi et l'autorité de celle-ci. Pire écrit-il, malgré leur humanisme, bien des réformateurs de l'Islam servent de caution aux pires islamistes, puisqu'ils sont sur le même terrain, avec les mêmes prétentions, en proposant une vision et une interprétation du monde totalement islamisées et en se donnant des limites infranchissables, comme surtout la divinité intouchable du Coran. Il a une belle formule pour les dénoncer tous : ce n'est pas l'Islam qui intègre la vie, mais la vie qui intègre l'Islam. Ainsi celui-ci n'est qu'une donnée ou qu'une création parmi d'autres[16]: on comprend mieux ainsi son sous-titre : La religion contre la vie.
Haytham MANNA (comme Sarah STROUMSA[17]) note cependant l’existence d’un courant « athée »[18]dont les plus importants penseurs seraient le sceptique, rationaliste et peut être mutazilite Ibn AL-RAWANDI (827-911, surtout présent à Bagdad) et le grand médecin persan Al-RAZI (Abu Bakr Mohammad Ibn ZAKARIYA AL-RAZI - le RAZHÈS ou RAZES des latins 865-925) ; mais l’auteur précise que cet athéisme s’en prend à la prophétie, pas à Dieu, ce qui le différencie de « l’athéisme européen ». Ibn Abi AL-AWJA exécuté en 772 fait pourtant de Dieu un absent dont rien ne prouve l'existence mais au contraire dont tout prouve la non réalité[19]. Le mot d'athéisme semble donc mal utilisé ou à nous obliger à la prudence dans son utilisation. La remise en cause fondamentale du fait religieux est donc extrêmement rare, soit par autocensure nécessaire face à des pouvoirs violents, intolérants et autocratiques, soit parce que l’Islam est plus implanté et plus contraignant que les anciennes religions. Comme le remarque Malek CHEBEL « dès le début, une croyance qui paraissait absurde allait se transformer en un credo incontournable. Une foi immense qui, d’un côté intègre immensément et qui, de l’autre, ne lâche plus son sujet, l’enveloppe et l’assiège littéralement. L’étau se referme. On devient musulman à la naissance et aucune échappatoire n’est permise »[20]. C’est à peu près le même phénomène qu’on retrouve au XX° siècle dans l’empire soviétique : les mouvements de révolte se préservent en proposant des aménagements, pas un renversement total du système. Cela n’enlève donc rien à leurs caractéristiques autonomistes ou pré-libertaires, même si à mes yeux l’Islam reste une des religions les plus autoritaires et « gouvernementaliste » (je suis conscient de l’anachronisme et du choix discutable de ce terme) tant la soumission à dieu (c’est le sens propre du mot Islam) et la soumission au pouvoir vont de pair. Bien sûr il y a dans le premier islam médiéval un souci des coutumes et de l’effort interprétatif (‘Ijtihad ouIctihâdenturc), mais cela cesse relativement vite et le monde musulman se fige rapidement pour des siècles.
Il faut cependant insister sur ce pluralisme évident des débuts de l’islam, et en revivifier le souvenir et l’importance, autour de 4 notions essentielles, qui, même si elles ne concernent vraiment que le fait religieux, témoignent d’une réelle reconnaissance de l’initiative humaine : Ikhtiyarou libre choix, Iktilâfou reconnaissance des divergences doctrinales, Ijtihâdou reconnaissance du droit à l’interprétation et à l’analyse et Mutlaq(sorte d’Ijtihâdabsolu). L’Ijtihadou « effort », quasiment interdit aujourd’hui et cela depuis au moins la « fermeture- ghuliqat abwab al-ijtihad »imposée sous le calife abbasside Al-QADER (mort en 1031), repose sur l’effort intellectuel, et rationnel parfois, pour analyser le Coran à la lumière des changements géographiques et temporels, donc à l’interpréter de manière libérée de tout dogme ou de tout fondamentalisme.
Il y a également des recommandations pour combattre un mauvais pouvoir et éliminer le mauvais souverain si nécessaire. ZARCONE insiste par exemple sur le rôle d’Ibn TAYMIYYA (1263-1328) à l’époque des invasions mongoles. Celaa permis parfois des rapprochements avec les attentats et assassinats contre les puissants : les antimonarchistes des révolutions britanniques ou françaises, la propagande par le fait et ses déviations terroristes au tournant des XIX° et XX° siècles notamment... Mais les positions dans l’aire islamique sont seulement valables si le souverain est mauvais au regard de dieu et du Coran. Ce serait donc une forme de jihadinterne ; il n’y a donc rien contre le pouvoir en soit, et surtout pas un positionnement laïc. De plus il est souvent rappelé que « la tyrannie est préférable à l’anarchie »[21], et la soumission au mauvais responsable est constamment rappelée, pourvu qu’il agisse au nom des principes religieux. Nous sommes donc ici aux antipodes de l’anarchisme.
b) L’utopie dite « islamique »
Parmi ces mouvements, certains peuvent être cités dans ce chapitre, avec une extrême prudence quant à leurs traits libertaires et quant à leurs aspects utopiques. Avant de les décrire il faut rappeler ce que représente aujourd’hui « l’utopie islamique ». Je vais surtout utiliser le livre d’Olivier CARRÉ, même s’il est parfois trop limité dans l’espace à « l’Orient arabe » et à la pensée arabe[22].
L’utopie, au sens de l’âge d’or, celui d’un « Royaume de Dieu sur terre », mythique ou en tout cas fort idéalisé (un « mythe idéologique » écrit fort justement Pier Francesco ZARCONE[23]), renvoie à la période primitive de l’Islam, celle strictement liée au pouvoir théocratique, économique et militaire de MAHOMET à Médine. Il s’agit donc d’une très courte parenthèse historique, que certains étendent cependant aux 4 califes suivants (au VII° siècle, jusqu’en 632 ou 661).
À cette époque, MAHOMET cumule tous les pouvoirs et tous les rôles, les vies sociale, économique, culturelle, judiciaire, militaire et politique étant mêlées. Cet « État théocratique coranique initial » se présente donc comme unitaire ou unitariste, tout se confondant en un seul ensemble présenté (à tort évidemment) comme non conflictuel. MAHOMET a été obligé de s'imposer par la force armée, il ne faut pas l'oublier. Certains intellectuels ou idéologues actuels mettent en avant une prétendue «société sans classe», forme étonnante de communisme appliqué, voire comme une société sans État au sens actuel du terme, puisque «les termes islam et État sont incompatibles» affirme Abdennur PRADO[24]. À tort bien évidemment car les différences sociales (MAHOMET appartient, notamment par mariage, aux classes supérieures), ethniques ou tribales, de localités… sont multiples et jamais totalement réduites.
Il repose également sur une posture égalitaire fondamentale, celle des croyants, dans une communauté (‘Umma) qui serait sans différences ethniques ou nationales, ni même sexuelles si on est sensible à la position assez moderne et progressiste du prophète vis-à-vis de la femme, hélas si peu reprise dans l'Islam[25]. Cette ‘Ummaou Oummaserait investie de la réalité du pouvoir, et serait seule en mesure de choisir le calife, ce que les kharidjites ultérieurement revendiqueront. On pourrait parler de communauté s’administrant elle-même, pré ou antiétatique. Cette communauté des croyants présente donc bien des traits sympathiques, à postériori, d’autant qu’elle exprime aussi une vraie dénonciation de tout nationalisme, de tout étatisme séparatiste, de toute distinction personnelle…
Cet « État » initial serait également d’une certaine manière un État providence avant la lettre car il pratiquerait l’entraide et la fraternité islamique en imposant le don (un des 5 Piliers), voire en justifiant l’expropriation et en assumant une saine redistribution égalitaire (zaqât) notamment vers les plus démunis : CARRÉ parle « d’État zakâtique ». Sur le plan économique la valorisation des biens communs et la condamnation du profit et de l'intérêt (riba) dans le Coran[26]peuvent être interprétés comme des postures fondamentalement anticapitalistes avant la lettre.
La persistance de biens fonciers religieux communs (le wakf ouwaqf) dont les revenus sont affectés à des œuvres charitables forme une symbiose entre propriété collective et visée zakâtique. Le wakf provient de la dotation en usufruit de biens par des propriétaires souvent aisés à des fins d'entraide. Il n'est nullement obligatoire à la différence de la zaqât, mais comme la tradition attribue sa création à une volonté de Mahomet lui-même, il constitue une institution assez étendue et respectée.
Sur cette vision assurément caricaturée et non suffisamment contextualisée de l’Islam et de l’utopie médinoise des origines se fondent tout autant un réformisme musulman (« traditionnalisme » et/ou « littéralisme ») qu’un extrémisme radical et souvent violent (appelé aujourd’hui « islamiste », « radicalisme islamiste » ou « Islam politique »). Il y a bien illusionnisme, récupération partiale, manipulation du passé, à des fins autant religieuses que politiques. Tous recherchent avec des moyens différents à renouer avec ce passé mythifié (fondamentalisme) ou à appliquer au mieux (pour certain à la lettre) un texte coranique jugé parfait (intégralisme). L’unité du monde (Dunya) et de la société, avec celle de la direction politique étatique (Dawla) et de la religion (Dîn) donne la revendication acritique (et non vraiment présente dans le Coran ![27]) de « l’inséparabilité des 3 D ». Les radicaux et fondamentalistes de l'islam actuel se présentent souvent comme des «néo-communautaristes»[28].
Il s’agit donc, en s’inspirant d’un supposé âge d’or harmonieux de la communauté médinoise, de projeter pour l’avenir proche un monde nouveau dont la seule idéologie serait l’Islam des origines. On retrouve ici, comme dans beaucoup de projets utopiques, une utopie nostalgique et régressive, qui côtoie une utopie du renouvellement, de la renaissance : passé, présent et futur étant indissociablement mêlés. L’intérêt est que ce mouvement, profondément réactionnaire et anti-progressiste au niveau politique et religieux, absorbe sans complexe le modernisme technique de l’ère numérique.
Dès le début de l’islam, des mouvements (quelques « groupes libertaires » et quelques expressions de « démocratie spontanée »[29]) semblent mettre en avant l’importance et la libre détermination des actes humains, ainsi que la liberté d’interprétation par rapport aux textes sacrés, laissant donc à l’homme une certaine autonomie. D'où l'idée parfois d'évoquer, comme le fait Abdennur PRADO, une sorte « d'anarchisme mystique »[30]qui rejoint parfois le développement précédent sur l'utopie islamique (et la communauté « anarchiste »[31]de Médine). Dans l’Utopie de l'islam, Leïla BABÈS[32]met en avant une distanciation d'avec le politique et l'étatique, d'où son sous-titre : La religion contre l'État. Cet anarchisme (ou pratique anarchisante) restant dans le cadre religieux, elle avance la notion «d'anarco-théocratie». On comprend bien ce qu'elle veut dire, mais c'est un drôle d'usage d'un anarchisme dont l'essentiel de la pensée réfute toutes les dominations, y compris religieuses.
Cette curieuse présentation de l'islam, avancée tout de même avec réserve par PRADO (plutôt des «convergences» ou des « analogies »[33]) et avec vigueur par Jean VENEUSE, reposerait sur plusieurs traits qui prouveraient l'existence «d'un fond anarchiste inhérent à l'islam»[34]:
Plan politique et sociétal:
- la primauté accordée au peuple (en fait la communauté des croyants) autour du concept d'Ummah. Dans ce sens le khalifat pourrait être interprété comme un domaine niant les frontières et les différences.
La mise en avant de l'intérêt commun (’Istislâh)sera repris par les malikites et serait proche de istihsânhanafite.
- l'incompatibilité entre les notions d'État et l'islam des origines[35], autour du concept de Shura(Chouraou Shûrâ) notamment qui repose sur la gestion en commun des affaires.
- Il faut y ajouter la recherche du consensus ou Ijmâ'qui est le propre de certaines tribus arabes et qui serait devenu avec l'islam une source du droit[36]. Cet Ijma' ne vaut que pour une petite tribu, et ne fonctionne évidemment plus avec l'expansion ; certains historiens le limitent d'ailleurs aux seuls compagnons du Prophète.
- et donc le refus de soumission aux rois, princes, prêtres… tous usurpateurs, donc la négation de tout État et de toute Église constituée et structurée.
- les vrais musulmans comme les anarchistes seraient des individus libres, qui se regroupent de manière volontaire.
- la pratique assembléiste mise en place à Médine, jouant sur la liberté de parole et l'égalité des participants est à nouveau avancée comme une forme de démocratie directe plus ou moins anarchisante : le Prophète ne serait qu'un pair, pas un dirigeant !
- les tribus continueraient à rester autonomes.
- le pluralisme resterait maintenu vis-à-vis des autres communautés mêmes non musulmanes.
- une des traditions arabiques pré-islamiques est acceptée au début de l'islam, reconnue toujours par la majorité des chiites, condamnées mais parfois utilisées par les sunnites : le mariage temporaire, à l'essai, ou « de plaisir » (zawaj al-moutaa), appelé moutaa ou mut'a (et sigheh en Iran). Les partenaires qui veulent tenter une expérience de couple passent entre eux un contrat de vie d'une durée déterminée et sont alors considérés comme un couple véritable. Cette pratique est ambigüe car elle peut paraître exemplaire pour libérer les relations humaines, y compris sexuelles, mais elle peut aussi servir de camouflage à la prostitution. Les positions musulmanes varient donc considérablement dans le temps et dans l'espace sur un mode de vie assez particulier.
Plan plutôt économique:
- l'Islam serait surtout un rempart contre le capitalisme et ses formes les plus prédatrices. C'est un des trois axes de rapprochement avec le post-anarchisme que propose Jean VENEUSE[37].
- l'appui mutuel, la fraternité universelle, la solidarité zakatique (le zakat ou aumône annuelle est un des 5 piliers de l'Islam), la promotion de la çadaqa(ou libre don), la demande de pratiquer l'infaq(sorte de dépense charitable, mais non obligatoire comme lezakat), la générosité fortement incitée pendant et pour la fin du Ramadan … apparaissent comme des formes de partage aux traits pré-kropotkiniens. En plus cette générosité joue aussi un autre rôle, celui de contribuer à la purification des biens[38].
- la volonté d'empêcher l'héritage de perpétrer et d'augmenter les inégalités, et le souci de redistribuer les richesses pour le plus grand nombre[39]peuvent évoquer BAKOUNINE.
- une économie morale et juste se présente comme pré-proudhonienne… car elle justifierait le refus de propriété (pas de la possession) et le droit d'occupation (expropriation, reprise individuelle, squats ?)[40], et surtout la condamnation de l'usure…
- les positions plutôt solidaires autour du concept de banque islamique peuvent aussi nous rapprocher du PROUDHON de la Banque du peuple.
- comme le rappelle Jean VENEUSE l'islam promeut des unités économiques de petite taille, non prédatrices et plutôt associatives.
- la protection du milieu et de tous les êtres qui y vivent, y compris donc les animaux… annoncent les positionnements écologistes récents…
Certes PRADO a du mal à évoquer la soumission à Allah et la reconnaissance par le vrai musulman d'être le « serf d'Allah » ; il s'en sort en rappelant que c'est une soumission « volontaire » à une entité universelle. Celle-ci englobe tout et donc nie de fait tout le reste, mais c'est bien une formulation philosophique tirée par les cheveux, et qui réduit à peu de chose l'essentiel, la pression des pouvoirs et des mœurs qui rend caduque ou purement intellectuelle l'idée de choix volontaire. Il ne remet vraiment jamais en cause la révélation, la véracité des dires du Prophète, l'existence d'Allah et la justification du jihad et de la lutte contre pays et mauvais croyants des religions du Livre[41]… et esquive les questions de fond : le droit de vivre et de jouir sans tabou ni limite et donc sans le recours à une religion, même vue de manière libertaire. Ce livre stimulant et facile à lire, mais peu historique ni vraiment contextualisé, reste une interprétation toute personnelle d'une idéologie globalisante vue ici comme progressiste.
Les analyses sur un Islam aux traits libertaires restent des spéculations anhistoriques, pratiquement jamais confrontées à la réalité des faits et des évolutions, ni suffisamment attentives aux non-croyants de l'Islam et surtout pas à la possibilité (absente et combattue) de réfuter cette croyance. Nous sommes donc dans le domaine de l'interprétation, et en sens libertaire, d'une interprétation totalement marginale. L'immense majorité des présentations et récupérations de l'Islam ne vont pas dans ce sens là, tellement « il est difficile d'associer la libre pensée à l'Islam »[42]. Certes une doctrine ne se réduit pas à ce qu'on en retire, mais faire abstraction de tout ce qu'elle a permis de justifier ou d'engendrer nous ferait rester dans la pure abstraction.
c) Principaux mouvements possédant des traits utopiques ou libertaires
On peut commencer par évoquer le cas des Qadarites, opposants aux Omeyyades au VII° siècle, qui apparaissent quelquefois comme libres interprètes (défenseurs d'une sorte de libre arbitre). Mais leur rigorisme religieux intransigeant empêche tout rapprochement avec une vision libertaire ou humaniste.
Le premier kharidjisme(Al-Khawaridj ; fin du VII° - la « séparation » est datée parfois de 657) offre plus de comparaisons intéressantes. Ce terme signifie « sécession », « sécessionniste », « sortie », les « sortants » (ceux qui réfutent autant, surtout par les armes au début, les califes du sunnisme que du chiisme, et donc qui sortent du choix imposé). Ainsi les kharidjites apparaissent longtemps comme « d'éternels révoltés »[43]et sur cet axe seulement, ils sont en forte symbiose avec tous les courants de l'anarchisme. Il s'agit de groupes, souvent en marge du monde arabe (je pense surtout au monde persan mais également au monde berbère dont le kharidjisme épouse souvent la lutte contre la domination arabe), qui rejettent parfois l’autorité centrale, et tout pouvoir institutionnalisé, et qui sont marqués par une forte tradition égalitariste au point que même un esclave noir pourrait paraître à leurs yeux légitimes, ce qui est une étonnante exception dans un monde musulman aux traits racistes et esclavagistes bien affirmés. Outre le fait qu’ils sont apparemment très favorables à l’ijtihâd, les kharidjites soutiennent le choix des califes, élus ou nommés de manière autonome sur leurs seuls mérites (réels ou supposés), et affirment leur possible renversement si ce chef politico-religieux ne convient pas. On assiste ici à une sorte « d’idéal du gouvernement par consentement »[44]plus que de l’anarchisme proprement dit. L’anarchiste italien Paolo SCHICCHI les compare à une secte « maçonnique et républicaine »[45].
Ainsi les kharidjites renouent avec (ou prolongent) les institutions de la chûrâet du malâ’antéislamiques (Cf. ci-dessus). La théorie de l’imamat qu’ils préconisent permet de choisir un imam par une sorte de conseil composé autant de clercs que de laïcs. Il est bon de rappeler qu’imâm(guide) et calife-khalîfa(successeur du prophète) sont presque synonymes, et le premier terme chez les chiites et les kharidjites est plus usité. Ce serait donc d’une certaine manière, une des rares apparitions d’un Islam un peu démocratique et ouvert, car si ce sont les seuls mérites qui permettent le choix de l’imâm, alors même un esclave peut y prétendre. Cette tradition remonte donc au vieux fonds autonomiste, voire « anarchiste » des bédouins : « le kharidjisme s’appuyait dans une large mesure sur les Bédouins, et exprimait le ressentiment des nomades indomptés contre l’État usurpateur – non tellement contre l’État omeyyade en tant que tel que contre le fait même et la notion d’État, d’une autorité constituée exerçant la contrainte et même la coercition, et rognant la totale liberté de la société tribale. La théorie kharidjite du califat conduit la doctrine du consentement jusqu’au point de l’anarchie et les kharidjites ont en fait été décrits comme l’aile anarchiste de l’opposition révolutionnaire »[46].
Autre trait essentiel, des écrits mettent parfois en avant le rôle important des femmes dans le kharidjisme, certaines menant même les armées au combat. Un groupe minoritaire, les Shabibaauraient même choisi de manière totalement sacrilège une femme (Ghazala) comme Imam[47] !
Mais il ne faut pas exagérer ce trait démocratique, ni faire d’anachronisme : par exemple le violent et puissant kharidjisme d’Afrique du Nord (notamment chez les berbères arabisés Zénètes - Zenataou Iznaten) s’est vite transformé en un islamisme intransigeant, autoritaire, paternaliste et austère. Les Ibâditesou Ibaditesactuels (je pense notamment auxMozabitesdu Mzab) ont même parfois accentué ces traits. Les autres groupes issus du kharidjisme (Azqarites, Sufrites, Hajdites…) présentent pratiquement tous une vision rigoriste, voire expansionniste. Enfin il faut rappeler que les kharidjites ont joué un rôle déterminant dans les premières oppositions islamiques, mettant leurs aspects sectaires et violents au service des pouvoirs qui leurs étaient les plus favorables, notamment en multipliant les complots et les coups de mains : le pouvoir califal s’en est servi largement. Ils ont même développé au sein de l’Islam la notion de tafkir, c'est-à-dire d’excommunication-expulsion des mauvais musulmans, d’où une vision dogmatique, totalitaire et intolérante qu’ils initient dès l’origine.
Le kharidjisme, violemment autonomiste, entraîne ainsi diverses révoltes et rébellions : celle des Najadãt de la tribu des Banu Hanifa sur les hauts plateaux du Najd en Arabie Saoudite en 682, celle de Nāfi‘ IBN AL-AZRAQ en 684 à partir de Bassorah et qui s’étend au Khuzistan (province iranienne du Golfe Persique), et à la région de Fars et de Kirman; celle de 695 à Kufa et dans la région de la plaine d’Al-Jazira en Mésopotamie - dans cette région les troubles durent jusqu’au milieu du VIII° siècle ; celle de 740 au Maghreb...
Au début du VIII° ce kharidjisme se radicaliserait parfois au point que Bernard LEWIS parle même à leur propos « d’anarchistes égalitaristes »[48], puisqu’ils affirment de plus en plus que tout homme bon peut être calife, quelles que soient ses origines ethniques ou sociales : même « un esclave noir », même des non arabes (les mawâli)... Mais bien sûr, pas les femmes car l’égalitarisme islamique contient évidemment des limites colossales.
L'ibâdismeinitial (né en Irak au VIII°s. pour s'opposer aux pouvoirs jugés autocratiques des Omeyyades et des Abbassides) aurait confirmé ces traits égalitaristes en ne voulant pas tenir compte des différences de races, de couleur de peau, d'ethnies… pour le choix du commandeur des croyants. En Afrique du Nord dans la région d'Ouargla, après l'époque glorieuse de la dynastie Rustémide, les ibadites vaincus et dispersés au X°s. rentrent dans la clandestiné et surtout s'organisent collégialement pour préserver leur autonomie et la paix intérieure et développer leur pensée religieuse en privilégiant l'enseignement. Les conseils religieux ou halqasforment l'ossature de chaque communauté. Cet islam de la troisième branche pour qui le Coran est un texte créé, notamment celui pratiqué par les berbères surtout en Algérie, serait encore aujourd'hui «ouvert et égalitaire»[49]en contraste avec le sunnisme qui s'étend de plus en plus dans leur région. Ils mettent toujours en avant de fortes valeurs éthiques «solidarité, entraide, ardeur au travail, honnêteté, pureté morale, vie simple…»[50]plutôt sympathiques mais qui peuvent dégénérer en une vision sectaire ou exclusiviste ou ostraciste par rapport à ceux qui sont considérés comme grands pécheurs, ce qui est heureusement contré par leur «tolérance vis-à-vis des autres religions». Au nom de cette intégrité et d'une certaine pureté, les ibadites maghrébins adoptent dans le Mzab, le djebel Nefousa ou à Djerba, une architecture plutôt austère et pure, quasi uniformément blanche, sans grands décors ni signes extérieurs de richesse (au nom de l'égalitarisme qu'ils professent)[51], mais d'une superbe esthétique : j'avais été émerveillé par ce décor féérique au moins en apparence lors de mes passages à Ghardaïa dans les années 1970.
La branche d'Oman qui a développé des pensées plutôt pacifistes, assumé l'ijtihâd, renforcé l'étude, et affirmé plus que d'autres égalitarisme et respect des débats… est parfois citée comme une des branches les plus «démocratiques» de l'islam[52]. Il semble que les évènements récents du Maghreb permettent de relance run ibadisme plutôt libre : la communauté de Djerba est en plein renouveau et tente de lutter contre le salafisme local ; les ibadites de Libye ont participé à la lutte contre KADHAFI ; dans le Mzab les ibadites se renforcent pour contrer la montée du malikisme.
Dans l'ibadisme et tout le kharidjisme initial, les prêches ont parfois une portée de fait révolutionnaire, car ils s’adressent autant aux non-arabes, qu’aux différents groupes sociaux, et même parfois aux esclaves.
Il est bon de rappeler ici que les sociétés islamiques sont dès le début des sociétés foncièrement et exclusivement religieuses (l’incroyant et l’infidèle sont donc des adversaires soumis au monde (maison) de la guerre – dar al’Harb, ou au mieux des sujets de seconde zone s’ils sont croyants d’autres religions du Livre - dhimmi). Si les kharidjites contestent le pouvoir des hommes, ils reconnaissent le pouvoir de Dieu. Ce sont également des sociétés foncièrement paternalistes (la femme hors du strict foyer est un être de second ordre) et des sociétés foncièrement esclavagistes, dans lesquelles l’esclavage est un phénomène très massif et de très longue durée, dans les deux cas plus que l’Occident par exemple. Ce trait esclavagiste empêche à mes yeux de leur trouver des marques libertaires profondes, autres que les timides traces ici évoquées, tout comme l’esclavagisme, la mise à l’écart des femmes et des métèques rendaient dérisoire le qualificatif de démocrate attribué à l’antique société athénienne.
Qui dit sociétés esclavagistes, dit révoltes d’esclaves. Le monde islamique fut la civilisation la plus esclavagiste dans le temps et l'espace, et cette tare inhumaine persiste encore ici ou là, certes de manière sporadique, sous différentes formes. Le monde islamique a sans doute connu des mouvements comparables à celui de Spartacus dans le monde romain, même si on possède peu de renseignements. On connaît au moins 3 grandes insurrections médiévales de révoltes des esclaves noirs ; ces révoltes sont sans doute autant une remise en cause sociale que religieuse, contre une religion qui reconnaît l'esclavage.
La troisième de ces mouvements est le plus important soulèvement médiéval connu. Il bouleverse l’Irak (entre Bassorah et Al-Wâsit) de la fin du IX° siècle : il s’agit de la grande révolte des ZanjouZanğ(le mot désigne la plupart du temps les noirs en arabe, notamment ceux provenant d’Afrique orientale) qui menace les grandes villes (dont Bagdad) et les armées musulmanes de 868 à 883. Destructeurs de villes jusqu’aux marges iraniennes, ils construisent aussi la leur al-Mukhtarah (Moktara) - la Cité élue, ce qui tend à donner à ce mouvement un sens de l’organisation et une portée millénariste ou utopique qui dépasse les simples rébellions due à l’exaspération ou au «socialisme de l'envie»[53]. Ils auraient également frappé leur propre monnaie.
Cette révolte est tout autant politique que sociale, les esclaves se révoltant contre les extrêmement pénibles conditions de travail, notamment dans les salines.
Mais on sait peu de chose sur son organisation interne et les valeurs défendues, et on peut craindre qu’il ne s’agisse en fait que d’une volonté d’intégration à la société combattue plus que de volonté de dresser une réelle contre-société. Parfois cependant sont mis en avant des aspects messianiques et/ou prophétiques autour du personnage charismatique de Alī Ibn Muḥammad Ibn ‘Abd AR-RAḥĪM : il prétendait descendre d’Ali. D’autres analyses évoquent également un lien avec le kharidjisme...
Dans la sphère iranienne conquise essentiellement au détriment de l’Empire sassanide, des traditions parfois nommées « communistes » liées à quelques radicaux du Zoroastrisme, ont précédé l’invasion arabe. Au VI° siècle, le héros MAZDAK est souvent présenté comme un « communiste révolutionnaire ». Le Mazdakismesera toujours rétif à la totale domination arabe et musulmane, même s’il se fond dans la nouvelle société islamique.
La révolte d’al-MUQANNA’ (mort vers 779), hérétique persan du Khorassan, s’y rattache. Ses adversaires musulmans lui attribuent des positions communistes sur « les terres et les femmes ». Comme les sources sont celles des opposants au mazdakisme, elles sont fortement sujettes à caution, car cette formulation avait sans doute comme objectif premier de faire peur aux propriétaires et aux maris, pour les empêcher de rejoindre la rébellion.
Un autre mouvement est très tôt relié aux traditions utopiques, il s’agit du Mahdisme. Il semble que cette notion de MAHDI ou de sauveur providentiel, avec rapidement un net caractère messianique, est lancée par les chiites persans dès la fin du VII°, et surtout les ismaéliens (Cf. ci-dessous). Sa venue est inéluctable, même s'il demeure encore caché ou occulté (ghayb). Dénonçant les orthodoxes, l’Islam officiel et hiérarchique des royaumes et de l’empire, les madhistes vont souvent dresser l’étendard de la révolte pour renverser les pouvoirs en place. Mais comme tous les mouvements messianiques, ils vont mêler une soif de libération, d’égalitarisme, de populisme et de communisme primitif à des excès de mysticisme et de fanatisme religieux. Tous les madhismes ou mouvements populaires de régénérations s’accompagnent de mouvements de répression et de massacres des minorités rencontrées, juifs ou chrétiens et autres « infidèles » (kufr= infidélité) ou « incroyants » en terre d’Islam. Cela les écarte évidemment de l’histoire de l’anarchisme et des utopies libertaires, malgré quelques péripéties parfois plus positives pour notre propos, car des motivations sociales égalitaires s’y expriment parfois fortement, mais il faut les décrypter sous le fatras religieux qui entoure ces mouvements. Comme souvent, ces rébellions eschatologiques et se voulant rédemptrices, en détrônant des régimes autoritaires, en rétablissent vite de nouveaux, souvent pires encore dans leur rigorisme : on peut penser aux Fatimides d'Égypte ou aux Almohades du Maghreb et de l'Andalousie. Dans les pires mouvements islamistes du XX° et XXI° siècle se glisse des traits du madhisme, notamment dans Al-Quaïda que dans Daech (DAesch ou Isis ou État Islamique en Irak et au Levant).
Ces remarques sur le madhisme concernent donc la secte des Ismaéliens, surtout présents et rayonnants au début du IX° siècle : ils attendent le retour d’Ismâ’il, le 7° Imam : ils appartiennent donc au schisme septimanien. Ce courant déviationniste et radical de l’islam chiite est très composite, et va même soutenir un temps l’empire centraliste et bureaucratique des Fatimides en Égypte. Mais une frange de l’ismaélisme (Ismaïlites des origines) conserve des traits révolutionnaires et peut-être communistes, caractéristiques terrifiantes aux yeux de l’Islam classique qui fait tout pour les marginaliser. Souvent ces Ismaïlites se sont dressés contre tous les pouvoirs établis, car jugés non-conformes à la prédication mahométane de Médine. Ils ont toujours été renommés pour « leur disponibilité aux savoirs et aux sciences en général »[54]ce qui les rend d’emblée intéressants dans un monde qui se ferme trop souvent, d’autant qu’ils vénèrent la « Raison universelle » comme un des principaux attributs de Dieu. Ils ont plus que d’autres échangé avec les mondes environnants et des pensées, même religieuses, différentes, faisant preuve (en général) d’une rare tolérance.
Une déviation Ismaïlite s’incarne dans le Nizârisme(ismaélisme nizârien), auquel est rattachée la Secte des Assassins. Le terme assassin (en arabe hachichiya), serait peut-être lié au haschich consommé largement et causant la férocité sans frein des guerriers musulmans ? Cette version est jugée aujourd’hui fantaisiste, et l’étymologie met plutôt en avant le terme asâsqui signifie « fondement, base». Les assassins (Assassiyoun) deviendraient donc des fondamentalistes radicaux. En fin du XI° ils s’établissent, avec leur chef charismatique Hassan IBN AL-SABBAH, au fort d'Alamût (ou al-Amut) et dominent progressivement de vastes régions en Iranainsi qu'en Syrie. Ils deviennent des guerriers redoutés, commandés par les Seigneurs d’Alamût. Comme la plupart des ismaéliens, les Assassins adoptent un «islam spirituel» assez indépendant, en mettant fortement l’accent sur la libre interprétation, l’exégèse spirituelle, qui permet au croyant, éveillé par l’imam, d’être au plus proche de la déité. Sous Hasan IBN-SABBAH II, en 1164, la recherche du millénium se fait ardente : le Coran semble rejeté, la Loi bafouée, La Mecque critiquée, le ramadan raillé… L’hétérodoxie, voire l’hérésie, parait à son paroxysme, et un vent « de liberté absolue » permettrait de rattacher ce courant aux rebelles de tous les temps[55].
D’autres ismaéliens vont privilégier l’étude, une théologie ouverte et la science comme ce groupe anonyme, autour du X° siècle en Irak, que sont Les frères de la pureté (ou de la sincérité)- Ikhwân as-safâ (Cf. ci-dessous).
Au IX° siècle le méconnu Babak al-KURAMI semble animer une rébellion hérétique radicale de grande ampleur, celle des Babakiyyaen Adharbaijan (Azerbaïdjan) vers 816 ; la prise de la citadelle de Badhdh en marque la fin en 837. Les aspects du Babakismesont peu sûrs, car provenant des textes qui la condamnent : ils auraient nié la Loi révélée, aboli les obligations religieuses et toute interdiction légale[56]. Les Babakiyya seraient proches du mazdakisme sur le plan social : égalité foncière entre les hommes, rejet de la propriété, expropriation des riches… Pour eux aussi on évoque, comme souvent pour maintes utopies, la fameuse « communauté des femmes, mais à condition qu’elles soient consentantes » comme l’analyse le géographe al-MUQADDASSI (X°siècle)[57].
Proche et relié parfois aux ismaéliens dont il semble issu, le mouvement des Kharmates(ou Qarmates) en Arabie (essentiellement la région de Bahreïn) est à l’origine de petits États indépendants, dont la seule réalité reconnue, et intéressante ici, est leur anti-centralisme.
Cette secte serait liée à la forte personnalité de Hamdân QARMAT (mort vers 900) et apparaîtrait vers 891 dans la région d’Al-Kûfa (Irak). Leur histoire est courte mais assez violente, et on leur attribue une razzia de La Mecque et le vol de la Kaaba (la fameuse pierre noire) au X° siècle pour plus de 20 ans !
Il s’agit pourtant d’un mouvement savant, ouvert à toutes les croyances, sans doute pour mieux les critiquer (?) et pour affirmer que le monde éternel précède toutes les révélations, juive, chrétienne ou islamique... D’où l'expression d'un refus apparemment radical de la Divinité ( ?).
Ces groupes forment une communauté unie, parfois très particulière car donnant des éléments à une interprétation égalitariste et « proto-communiste »[58](Pier Francesco ZARCONE) ou de « communisme initiatique » (Louis GARDET). Ces traits fortement communautaires, avec suppression de la monnaie et de la propriété privée permettent aussi de les taxer de «communistes» radicaux[59]. On y évoque bien sûr la communauté des femmes (jusqu’à l’inceste ?), et une certaine égalité sexuelle mais ces écrits sont souvent l’œuvre des adversaires ; il faut s’en méfier fortement. D’autres sources énoncent leur relative clémence ou en tout cas la volonté d’adoucir la charia violente en remplaçant bien des peines par la prison[60].
Leur « république égalitaire » ou « État rationaliste »[61]du X-XI° siècle dans l’Est de l’Arabie (vers Bahrayn) s’accordait pourtant avec un intense esclavagisme qui en diminue considérablement l’impact. En fait les ferments intéressants ne concernent qu'une élite restreinte, une partie des habitants, tout comme la démocratie athénienne ne concernait que la très petite minorité des citoyens mâles.
Cet État égalitaire ( ?), « juste et équitable »[62], n’en demeure pas moins une des premières apparitions de ce que l’on appelle parfois le « socialisme islamique »[63], d’où sa redécouverte depuis le XIX° siècle. Il aurait en effet pratiqué la communauté des biens, et fondé une hiérarchie sur le seul mérite (ce qui l’apparente un peu au kharidjisme)… Un conseil de notable (‘Iqdāniyya) lui confère une forme de démocratie assembléiste assez rare. Des communes agraires, avec partage des tâches, répartition collective des produits, et abolition de la monnaie, auraient fonctionné un certain temps.
Une autre firqa(école, secte, rite) chiite, celle des ZayditesouZaïdites(az-zaydiyya),est à noter ici. C’est une dissidence chiite (rébellion « alide ») contre les Omeyyades, qui s’étend du VIII° au X° siècle. Ses membres se réclament de Zayd ben`Alî(arrière petit fils d’Alî) considéré comme cinquième et dernier imam. La plupart d’entre eux vivent dans les zones plutôt montagneuses du Yémen, alors qu’autrefois on les trouvait dans presque tout le Sud de l’Arabie Saoudite et aux bords de la Mer Caspienne (notamment dans le Tabaristan, l’actuel Mazandaran iranien au Sud de la Caspienne).
Comme les Kharidjites, les Zaydites se prononcent pour la pratique du choix de l’imam par la communauté, donc sans doute également en fonction de ses mérites (être juste, réformateur, etc.), pas de manière héréditaire ou imposée. La seule condition incontournable reste la filiation avec ‘Ali et Fatima. Si les mérites et la capacité de l’iman font défaut, l’iman peut être remis en cause : le pouvoir ne parait donc pas absolu dans cette communauté.
Ils sont parfois comparés aux mu’tazilites pour une certaine pratique du libre choix et l’importance attachée à la raison comme source de la doctrine (Cf. ci-dessous).
Un autre mouvement apparu surtout à partir du VIII° siècle peut être évoqué, malgré le mysticisme évidemment profondément (et sans doute totalement) religieux qu’il incarne : il s’agit du soufisme(Tassawûfen arabe), centré au départ dans la région de Bassora, puis plus tard autour de Bagdad.
Dans ses premières manifestations, le soufisme misait sur des velléités d’indépendance individualiste, qui sont rares dans un monde islamique dominé à la fois par le collectif, le déterminisme théologique et l’autoritarisme consenti. Un premier soufisme reposait surtout sur le retrait du monde, des richesses : la recherche de la pureté par l’ascèse (zuhd), le rejet du luxe et des plaisirs. La quête d’une certaine autonomie individuelle repose sur la primauté de la méditation (dhikr). Ces premiers ascètes pratiquaient donc le renoncement volontaire, et s’habillaient pauvrement, en laine notamment (robe de bure), d’où sans doute l’origine du terme : sûfou souf= laine. Ils mettaient aussi en avant une certaine solidarité entre proches puisque, sur « le plan collectif, l’expérience mystique soufie cherche à promouvoir le sens de la responsabilité, le devoir du partage et de la convivialité… ».[64]On devrait sans doute dire soufismes plus que soufisme, tant les écoles, les confréries, les rituels, les pratiques diffèrent dans l’espace et dans le temps. Il y a peut être émulation, mais jamais conflit entre tous ces groupements, ce qui forme une autre caractéristique sympathique dans un islam qui apparaît globalement conflictuel. Ils mettent en effet en avant un certain « humanisme »[65], un imaginaire d’amour et de volonté de partage qui pour eux sont présents en chaque homme.
Poète libre penseur, libertin et libertaire, beau représentant de la vie libre, Omar KHAYYAM ou JAYYAM (Umar-i-KHAYYAM GHIYATH ad-Din Abdul-Fath ibn Ibrahim, vers 1050-vers 1130) a sans doute été un temps soufi ; dans la Perse de son époque, c’était aussi une manière de conserver une certaine indépendance. C'est également un scientifique de renom, mathématicien, astronome… KHAYYAM est profondément critique vis-à-vis des dogmes, anticlérical forcené, voire athée, surtout lorsqu'il écrit « nul n'a jamais pu me dire Pourquoi l'On m'a fait venir et l'On me fait m'en aller »[66]. Il prône d'honorer « les esprits fortssi tu le peux hardiment, Et (de jetter) par-dessus bord prières et ramadan »[67]. « Désormais nous renonçons aux prières journalières(et) Fermement nous adoptons les allures libertaires »[68]. Son anticléricalisme est omniprésent, particulièrement pour dénoncer les trompeurs et les illusionnistes car « mieux vaut la plainte à l'aurore d'un buveur sans foi ni loi Que l'oraison à grand voix des très religieux tartufes ! »[69]. « Les idolâtres du Temple, je les laisse à leurs chimères »[70]. Son épicurisme est un vrai rempart contre la pensée théologique et une résistance vitaliste à tout vision utopique fermée «puisque personne ici-bas n'a charge de l'avenir, donne aujourd'hui quelque jois à ce cœur plein de désir, Buvons au claire de la lune »[71]. « Prends ton plaisir »[72], ici et maintenant, et jouit vite d'une vie qui n'est que passage éphémère et que les promesses futures ne sont qu'illusions. « Un verre, une belle, un luth dans quelque jardin : à moi Ces trois au comptant, à toi le paradis à crédit ! ». « Il n'est d'autre vérité que nos plaisirs éphémères »[73]. Et sur le mode ironique « On nous promet dans le ciel des houris aux yeux de braise, Et du vin, du lait, du miel pour notre joie et notre aise. Pourquoi donc d'aimer le vin et l'amour nous faire honte, Puisque c'est en fin de compte ce qu'on nous offre demain ? »[74].
Au XIV°s., entre Andalousie et Maroc, Lisan al-Din ibn AL-JATIB (1313-1374) ou Muhammad ibn Abd Allah ibn Said ibn Ali ibn Ahmad AL-SALMANI est connu comme penseur hétérodoxe, suffisamment sulfureux pour finir condamné pour apostasie, et assassiné dans sa cellule puis brûlé à Fez. On lui doit une œuvre entre soufisme et utopie connue sous le nom de El Jardín del conocimiento.
Si on associe à KHAYYAM le poète amateur de bonne chère cité par Hakim BEY : Abu Ishak SHIRAZI (dit le «Bushaq At'imah-gastronome»)[75], persan du XV°, on comprend mieux la diversité et l'attrait de ce soufisme qui cette fois, loin de l'ascétisme initial, explore les plaisirs du monde. BEY n'hésite d'ailleurs pas à le comparer au gastrosophe FOURIER. Au XX° et XXI° siècles, l’anarchiste qu'est Hakim BEY (Peter Lamborn WILSON né en 1945) s’inspire donc énormément de ce mouvement et lui a consacré plusieurs ouvrages[76], dont un, assez étonnant, qui relie soufisme et taoïsme[77]et un autre où il rattache sa pensée soufie au mouvement beat et à tous les syncrétismes ouverts et autonomes[78]. BEY fait l'éloge d'un mouvement des derviches et de sectes ou confréries libres qui peuvent se rattacher à ce qu'il appelle «l'anarchisme traditionnel» qui «méprise le conformisme, l'étouffement "classique", le puritanisme, les manières formelles et l'esthétique philistine du consensus»[79]. Ailleurs il rappelle qu'au sein du soufisme, et même de tout le shiisme iranien, persiste une forme de «tolérance radicale» ou «d'anarchisme spirituel» qui survit à toute oppression[80].
Bien des sympathisants libertaires de la Belle Époque se réclament avant lui du soufisme : le peintre franco-suédois Ivan AGUÉLI (né John Gustaf AGELII1869-1917 et qui se fait appeler Sheikh 'Abd al-Hadi AQHILI), le caricaturiste Henri-Gustave JOSSOT (1866-1951) surnommé Abdou'l Karim, le médecin italien Enrico INSABATO (1878-1963), et surtout Leda RAFANELLI dite DJALI (1880-1971), etc. Bref, malgré des confréries soufies figées, orthodoxes, au rituel parfois sclérosant et absurde, et donc peu libérées, le soufisme garde un aspect positif, ce que résume bien cet avis d’un prêtre français installé à Constantinople et donné par Thierry ZARCONE : « les soufis sont sceptiques et épicuriens, très jaloux de leur liberté, très indépendants du pouvoir, un peu socialistes, mais par ailleurs désintéressés et philanthropes »[81].
Les soufis mettaient l’intuition, forcément individuelle, avant la raison d’État ou la raison théologique, et donc avant et parfois contre la charia. Ainsi Khwâdja 'Abdullâh ANSÂRÎ d'Herat dans l'Afghanistan occidental (1006-1089) tant apprécié d'Hakim BEY[82]passe encore aujourd'hui pour le protecteur des délinquants, tant sa vie se voulait humaine et favorable au pardon, et donc hostile aux rigueurs policières et administratives, ce qui lui aurait valu bien des désagréments.
Le soufisme mise également sur la libre évocation, et parfois sur le chant, la musique, la transe comme moyen de vivre pleinement leur religion et de connaître directement Dieu, sans intermédiaire, comme chez les puissantes confréries de derviches tourneurs. Ils cherchent à mettre sur pied une vraie union d’amour avec Allah, mais en même temps leurs activités artistiques sentent bon la liberté et le plaisir des sens, comme l'évoque Hakim BEY en parlant de sa proximité avec la confrérie nématollahi (ou nimatullahi) iranienne. Celle-ci restait dans les années 1960-1970 encore fort utilisatrice des instruments comme axe central de leurs rituels[83]; il semble que restait alors encore très présent le souvenir iconoclaste du derviche Mushtaq 'Ali SHAH,mort à Kerman en 1792 pour avoir joué un air jugé blasphématoire par les orthodoxes de l'islam, ou celui du couple hétérodoxe formé par Nur Ali SHAH (lui aussi assassiné, par poison, en 1796) et sa compagne bibi HAYAT dont «la seule existence scandalisait les bigots»[84]. Le grand cheikh Ibn’ARABÎ (1165-1240) mettait lui même en avant l’importance de l’imagination créatrice, donc forcément libérée : comme en plus il révélait une tolérance pour les autres cultes monothéistes et qu’il prônait une forme de panthéisme, on comprend qu’il fut souvent sévèrement critiqué. D’autres soufis se réclament du martyr al-HALLÂJ (exécuté en 922) et souhaitent aboutir à une totale assimilation avec Dieu, terrible sacrilège en terre islamique. Al-HALLÂJ, qui n’avait décidément peur de rien proposait même de remplacer le pèlerinage réel par un pèlerinage intérieur et affirmait qu'aider ces concitoyens, notamment les pauvres ou les orphelins était aussi important qu'un voyage à La Mecque[85].
Ainsi ce courant mystique, souvent marqué par la libertaire volonté de ne pas parvenir, peut paraître indépendant des États, des écoles, des rites, des hiérarchies, des dogmes, mais aussi de tout carriérisme, et il fut autant poursuivi par les maîtres de l’islam que par les nouveaux responsables laïcs (comme la Turquie kémaliste qui dissout tous les ordres mystiques, donc toutes les confréries soufies, en 1925). Cela le rend sympathique, mais n’enlève rien à son côté éminemment religieux et fortement mystique, et parfois très en accord avec les dogmes. Tous les soufismes ne sont pas rebelles ou hétérodoxes, loin de là. Ce mysticisme est toujours aussi puissant aujourd’hui : j’avoue avoir été impressionné par la prestation d’une des plus vieilles confréries stambouliotes à l’été 2005 (près de 6 siècles d’existence), la Galata Melevî. Sans concession marquée aux côtés artistiques et spectaculaires, le rythme des derviches tourneurs dans le rituel de la danse « Semâ », en symbiose avec des choristes superbes et un bel ensemble instrumental (uniquement des hommes malheureusement), a produit sur moi son effet. C’est l’occasion de rappeler que bien des soufis ont réhabilité les arts et expressions artistiques, soulevant contre eux le puritanisme et l’austérité de l’Islam officiel.
Quelques philosophies et théologies issues du soufisme sont parfois supra-confessionnelles, hors de toute religion instituée, et donc ouvertes aux religions non musulmanes. C’est le message essentiel des turcs Kenan RIFAI (mort en 1950) et Ismail EMRE (mort en 1970) au XX° siècle[86]. Cette mouvance s’appuie parfois sur les écrits du français René GUÉNON (mort en 1951).
Un autre trait intéressant du soufisme repose sur des positionnements non-violents, dans des sociétés pourtant fort combattantes. Ce mouvement a puisé dans diverses traditions et théologies islamiques et non-islamiques, pour proposer une sorte de symbiose, sorte de syncrétisme pluraliste qui est en soi déjà révolutionnaire, car totalement opposé à un monde alors marqué par les orthodoxies intransigeantes et les systèmes fermés. Cela n’a pas empêché quelques mouvements de révolte, comme la rébellion jugée «communiste»[87]des derviches du jeune empire ottoman au début du XV° siècle (1416), autour du cadi BEDREDDIN (1359-1420) de Simavna. Ce mouvement est parfois analysé comme une reconnaissance du syncrétisme religieux et comme marqué par des formes communistes de propriété et de travail (Cf. ci-dessous).
Les communautés soufies (ces « fraternités mystiques ») sont un des exemples de ces « sociétés acéphales » décrites par BARCLAY[88] pour l’Égypte rurale et le Soudan : la croyance et les liens de parenté aidant à tisser des relations de confiance et de solidarité qui permettent au groupe de perdurer, même dans de mauvaises conditions, et d’éviter tout rapport étatique extérieur.
Quelques confréries soufies ont assumé l’égalité homme-femme, certaines se prêtant également aux danses extatiques rituelles, et pouvant même être cheikhs de couvent, comme dans le mouvement issu de MEVLANA (Jalâl al-Dîn RÛMI dit MAWLÂNÂ 1207-1273). Ce prolixe poète mystique (5 000 à 6 000 odes et quatrains), persan originaire d'Afghanistan, fut aussi un penseur libéré, faisant l'éloge des parfums de fleurs et de femmes, et célébrant aussi à l'occasion des amis amateurs de vin[89].
Enfin le soufisme s’oppose au luxe, à tout ce qui est ostentatoire, et pratique (au moins au début) un ascétisme qui rappelle le monachisme préislamique. Il dénonce donc de fait les inégalités sociales en Islam et devient la cible de presque tous les pouvoirs établis. On peut sur ce point le comparer un peu à ce que seront à l’origine les ordres mendiants dans le christianisme, une sorte de recherche des mythiques notions de pureté et d’égalité religieuses originelles. C’est pourquoi bien des soufis sont nommés « pauvres » (faqiren arabe, darwechen persan). Le darwechdonne le derviche(sorte de moine errant ou de fou de Dieu).
Mais l’osmose recherchée avec la personne divine (par l’ascèse), l’enfermement en couvents ou hostelleries (zawiya outekke) et l’autorité immense dans chaque ordre ou confrérie soufi (tariqa outarikat), autorité certes surtout spirituelle, de leurs maîtres ou guides (cheikhs), les éloignent de toute idée et pratique libertaires et tranche avec le soufisme originel, plus individualiste, plus égalitaire ou moins hiérarchique, plus indépendant et hétérodoxe. Les grands maîtres sont même honorés comme saints de leur vivant. C’est pourquoi le terme de confrérie les désigne assez mal, les liens verticaux étant essentiels et supérieurs semble-t-il aux liens horizontaux. Visitant à Konya, centre du soufisme anatolien, le musée-mosquée de MEVLANA, en 2007, j’ai découvert un lieu étonnant mêlant dévotion populaire quasi-superstitieuse et vision d’une vie monacale réservée à des hommes barbus bien peu engageants, même si le bâtiment exprime une vraie beauté et une grande quiétude. Les grandes confréries sont d’ailleurs aujourd’hui souvent conservatrices et très orthodoxes, et les individus y sont peu à l’aise, comme avec la plus importante en Turquie, la confrérie Nakchibendiye. Enfin on peut s’interroger sur la prière répétitive, la litanie ou zikr, largement utilisée : elle peut apparaître comme une forme primaire d’exprimer sa foi, aux antipodes de tout rationalisme et de toute vraie indépendance.
Dans le riche et mouvementé IX° siècle (et jusqu’au XI° siècle), les «rationalistes» moutazilitesou mu’tazilites(al-Mu’tazil) forment une puissante exception dans l’Islam. Ils apparaissent comme de «fervents adeptes de la liberté et de la responsabilité humaines»[90]et sont parfois comparés aux anarchistes[91]. La Raison, œuvre de Satan pour les premiers musulmans, est vantée par les poètes et les premiers esprits libres comme le persan et ancien zoroastrien Ibn AL-MUQAFFA (vers 720-21-- vers 757-59) « la raison - al-‘aqlest un principe de vie, un don précieux et d’inestimable valeur ». C'est un des rares grands penseurs du monde islamique qui remet en cause profondément le dogme religieux note Hamid ZANAZ[92]. Ces fables persanes (notamment le Livre de Kalila et Dimna -Kalila wa Dimna), ironiques, satiriques et libres seront partiellement adaptées par Jean de LA FONTAINE. Ce doux poète fut durement supplicié et mis à mort dans d’atroces souffrances sous le terrible calife Al-MANSUR, pour avoir osé émettre des conseils sur le bon gouvernement. Le grand médecin Al-RAZI s’appuie sur la science pour « que l’homme puisse se libérer des religions (ce qu’il nomme‘’l’imposture démoniaque’’) et construire une société de solidarité fondée sur les lois de la raison (mujtama’ al-ta’awon wal ta’adhud al-‘aqli »[93].
Les mu’tazilites amplifient cet héritage fort diversifié. Le terme i’tazalasignifie sécession(littéralement « celui qui se tient à l’écart », « quiest séparé de »), un peu comme pour les kharidjites (mais pour ces derniers l’idée de séparation volontaire est plus forte). La sécession est vue souvent comme une forme d'indépendance et donc de tolérance par rapport aux pensées et aux formations politiques et religieuses de leur époque. Le mutazilisme en critiquant les dogmes et en affirmant que le Coran est créé sent parfois le soufre, bien qu'il ne remette pas en cause l'unicité divine ni la transcendance.
Le mouvement touche surtout le Moyen-Orient et particulièrement l’aire irakienne, Basra (l’actuelle Bassora) et Bagdad. Leur origine serait à rechercher chez les réfractaires aux luttes intestines de l’époque mahométane, ou chez les premiers philosophes et théologiens spéculatifs… d’autres historiens en font des libres-penseurs, d’autres de purs rationalistes, bref surtout des dissidents[94](sauf durant la période gouvernementale évoquée).
Ils sont parmi les rares à remettre en cause le caractère incréé du Coran et à laisser à l’individu la puissance de son libre-arbitre ou du libre choix (ikthiyar) : car si le Coran est créé, il est donc forcément interprétable. L’individu serait donc en mesure, hors dogmes et théologies rigoristes, de distinguer le bien du mal. La notion de péché, plus exactement la notion de mal, est pour eux très limitée, les actes l’emportant : un homme bon doit en récolter les fruits plus tard. C'est énorme pour l'époque, même si cela reste dans le cadre islamique, et même si le mutazilisme n'apparaît donc que comme une forme radicale del’Ijtihad[95].
Les actions humaines sont donc déterminantes, comme pour les anciens qadaritesdu VIII° (qui parlaient pourtant de prédestination, d’où leur nom). Ces philosophes, théologiens ou juristes, parmi lesquels s’illustrent Wasil IBN‘ATA (698/700-750), Amr IBN’UBAYD (mort en 762), Abd AL-JABBAR (935-1024), sont incontestablement influencés par la philosophie grecque qu’ils contribuent à répandre.
L’Europe leur doit partiellement cette redécouverte, d’où leur importance. Ils apparaissent donc comme la première grande école de jurisprudence rationaliste de l’Islam.
À ces aspects rationalistes, on peut ajouter certaines idées communautaires (la communauté l’emportant sur le mauvais chef et autorisant la sécession ou la désobéissance) et sur des idées plus ou moins utopiques de « cité idéale », tolérante et respectant l’individu et ses choix[96].
Sous le règne du septième calife (abbasside) AL’MA’MUN ou Al-MAMOUN (813-833) centrée en région iranienne, ils connaissent un triomphe précaire, mais dégénératif, destructeur et répulsif : le calife impose leur croyance par la terreur et les persécutions, en en faisant une sorte de dogme d’État. Il met sur pied une sorte de tribunal d’inquisition, le Mihna, qui lance des excommunications, et décide des sévices ou des exécutions, qui sont appliquées massivement. Ce côté rigoriste intransigeant nous rappelle bien qu’il ne s’agit que d’une secte religieuse intolérante[97], avec toutes les fermetures et l’incohérence que cela entraîne : ils contribuèrent par exemple à s’en prendre violemment à tous les zindiqréels ou supposés, alors qu’eux-mêmes souvent étaient traités du même nom ! Ce trait affligeant nous oblige à fortement nuancer les aspects positifs attribués aux mu’tazilites et à les comparer à tous ces groupements minoritaires et illuminés, qui une fois au pouvoir, se comportent de la même manière que leurs anciens adversaires.
Ces terribles violences ne furent même pas compensées par l’essor culturel bien réel du règne d’Al-MAMOUN, notamment la fondation en 830 d’une très célèbre et prestigieuse Bayt al-Hikma(Maison de la sagesse), centre d’études et d’archives, à vocation universelle ; ni par une sorte de syncrétisme sunno-chiite assez unificateur.
Proche des mu’tazilites l’écrivain de Bassora (non-arabe, mais considéré comme un maître de la culture arabe) DJAHIZ dit al-DJAHIZ - L'exorbité(Abu Uthman 'Amr ibn Bakr ben Mahub al-Kinani al-Fukaïmi al-Basri - 776-868) met en avant des aspects rationalistes fortement dérangeants pour les docteurs de l’Islam, notamment parait-il dans son célèbre Livre des animaux. Il frôle le sacrilège et exibe toujours un courage audacieux dans les analyses de la société de son temps qu'il contribue à désacraliser[98].
Un peu comme les mutazilites, des philosophes islamiques (falâsifa) s’inspirant également de la pensée antique (gréco-romaine et persane) mettent souvent en avant le raisonnement, l’importance de l’interprétation, de l’exégèse et de la spéculation (kalam). Les plus avancés en ce domaine prennent logiquement le nom d’Al-Mutakallimûn[99].
Mohamed EL KHEBIR nous évoque le poète syrien de langue arabe Abul-Ala AL-MAARI (973-1057), grand écrivain (plus de 100 ouvrages). Sa vision sceptique et pessimiste le place aux côtés des rationalistes et des libres-penseurs[100].
En Andalousie, un des premiers philosophes est AVEMPACE ou Abu Bakr IBN BAŸŸA (entre 1080-1139). Tout à la fois contemplatif et scientifique, il apparaît parfois comme pré-anarchiste par son indépendance de raisonnement[101]. Abdennur PRADO en a écrit une «lecture anarchiste» toujours inédite en 2010. Il passe pour un des premiers utopistes en terre andalouse, avec son œuvre néo-platonicienne El régimen del solitario.
Ibn RUCHD ou ROCHD - AVERROÈS (mort en 1198) est le plus prestigieux d’entre eux, mais il restait avant tout un musulman convaincu et modéré malgré les accusations de pur rationalisme qu’il a subies. Il a incarné un (sans doute trop mythifié) esprit de tolérance, dit « esprit de Cordoue »[102].
Dans la même mouvance, on peut ajouter le Maturidismequi se présente comme une forme édulcorée de prolongement du mutazilisme. Apparu au IX° siècle dans la région de Samarkand avec Ebu Mansur el-MATURIDI, il reconnaît une certaine approche rationnelle de la déité, notamment sur l’interprétation à donner aux notions de bien et de mal. Il s’étend partiellement à toute la région du X° au XII° siècle, en particulier grâce au penseur de Transoxiane (actuel Ouzbékistan) al-NASAFI, juriste mort en 1142 ; mais il perd le côté contestataire, car il reconnaît rationnellement tous les points d’un Coran « incréé » qui étaient pourtant souvent contestés par les mutazilites[103].
Les frères de la pureté (ou de la sincérité)- Ikhwân as-safâ, très implantés surtout dans la zone irakienne aux IX°-X°-XI° siècles (à nouveau le secteur de Bassora), sont une étonnante anticipation de ce que seront les Lumières européennes au XVIII° siècle. Ils sont peut être surtout actifs à l’époque Buyide, ces ismaéliens persans qui ont régné de 945 à 1055 : c’est pourquoi ils sont parfois rattachés à l’ismaélisme.
Ce sont avant tout des penseurs de l’universel, et donc forcément de l’ouverture de la pensée contre tous les enfermements. Sans être des révolutionnaires, ils remettent en cause le dogme par la diversité des connaissances qu’ils regroupent et promeuvent. Ce sont de vrais encyclopédistes, qui rédigent anonymement 52 traités sur toutes les connaissances humaines : il s’agit des Rasâ'il al-Ikhwân al-Safâ' (Les Épîtres des frères de la pureté). Sur ces 52 épîtres, il n’y en a que 14 sur les sciences théologiques, alors que les sciences mathématiques par exemple en comptent 17.
Le secret qu’ils préservent, pour des raisons de sécurité évidente, mais également en fonction d’un égalitarisme collectif apparemment bien assumé, en fait une société secrète assez rare et étonnante à cette époque.
Vers les X° et XI° siècles, l’hérésie berbère (issue du kharidjisme) des BerghawataouBerghouatas(Maroc occidental de la plaine atlantique, non loin de l'actuelle Casablanca) fait preuve d’un fort degré d’autonomie par rapport à l’Islam maghrébin. Ces tribus osent même le crime de traduire le Coran en berbère alors que normalement l’arabe, langue sacrée, est intouchable. Ils ont défini une sorte de croyance particulière, qui mêle des traces sunnistes et chiites à des croyances ancestrales. Yakouch, leur dieu unique, porte une appellation pré-islamique[104]. Ce sont les Almoravides qui vont les écraser vers 1059, mais après une longue autonomie.
À la même époque, les remuantes tribus Turcomanesqui s’installent dans le monde rural anatolien (actuelle Turquie puis également zone balkanique après les conquêtes) font preuve d’une grande indépendance du XI° au XIII° face aux autres turcs Seldjoukides puis bientôt face aux turcs Ottomans. Ils apparaissent par bien des côtés comme des « cosaques » de l’islam, menant leur politique guerrière de manière presque incontrôlée et vivant un Islam parfois pluraliste et « hétérodoxe » et « anticonformiste »[105]. Bien que menant volontiers la guerre sainte, ils sont souvent tolérants vis-à-vis des autres religions, et conservent bien des traces des religions de leurs ancêtres (animisme, syncrétisme, chamanisme…). Ils adoptent également une mystique ouverte très atypique et elle aussi fortement anticonformiste et libre par rapport aux canons de l’Islam, la mystique des Kalenders. Une confrérie soufie, la Bektachiye, semble conserver encore aujourd’hui cet aspect tolérant et pratiquement hétérodoxe de la pensée religieuse turcomane[106]. Leur mode de vie tranche également : les femmes sont en religion et dans les décisions tribales pratiquement les égales des hommes, et circulent non voilées. Bien des terres possédées en usufruit sont travaillées collectivement, notamment les biens vakïf.
Se rattache sans doute à ces mouvements le Babailerou Babaidsou Babaî(dès le XII-XIII°) d’Anatolie, décrit dans l’ouvrage du libertaire turc Reha ÇAMUROGLU[107]. Des exigences antiautoritaires semblent assez fréquentes « tu ne dois pas obéir à tes seigneurs, tu dois bousculer le riche, haïr le sultan, ridiculiser les dignitaires, condamner les propriétaires, et considérer comme ignobles au regard de Dieu ceux qui servent le sultan et interdisent à tout paysan de travailler pour son propre compte »[108]. Un de leur animateur, Mansur el HALLAC, s’identifiait même à Dieu et au Droit ! La révolte des Babaicontre le sultanat Seldjoukide fonde au XIII° (vers 1239-1240) une hétérodoxie bien oubliée aujourd’hui[109], reposant sur un pluralisme apparemment étonnant : des turkmènes, des minoritaires shiites, des byzantins, etc. Les deux « pères de la révolte » seraient baba ISHAK et baba ILYAS (ce dernier peut-être d’origine chrétienne ?). Quelques traits égalitaires et démocratiques, reposant partiellement sur un chamanisme original, sont pour peu de temps évoqués et mis en place. Mais la répression seldjoukide est terrible.
Dans le monde turc du XIV siècle, les prêches du juge Bedreddin SIMAVLI(1359-1416) préfigurent une forme de pensée libre et proto-communiste (?). Il se positionne pour l’unité religieuse et pratique une grande tolérance, associée à une forme hérétique de panthéisme. Il met en avant une forme d’immanentisme qui n’a rien à voir avec le transcendantalisme coranique. Il critique la plupart des rites musulmans, et comme les mutazilites, nie le manichéisme du Coran et surtout la notion d’enfer et de paradis. Il semble également proposer une forme de mise en communs des biens et des terres, pour les travailler et les faire fructifier collectivement. Accusé par les Ottomans d’être l’initiateur des grandes révoltes qui touchent alors l’Anatolie et la Bulgarie, il est exécuté par pendaison en 1416. Aujourd’hui encore, à la suite du poème qui lui est dédié par Nazim HIKMET, il est revendiqué par l’extrême gauche turque[110].
Ibn KHALDOUN(1332-1406) connu comme historien et philosophe, plutôt modéré, est parfois présenté comme pré-kropotkinien pour l'importance qu'il accorde à l'aide mutuelle[111].
À l’orée du monde moderne, toujours en Turquie pourtant à l’apogée de l’Empire Ottoman, Ismail MACHUKI, tué en 1528, assume un messianisme et un soufisme radicaux, hors de tout carcan religieux, et ose proférer qu’Allah est incarné dans l’homme[112]. La religion, en tout cas ses rites et ses dogmes, volent ici en éclat.
Dans la Turquie actuelle, l’alévisme(mouvance alévie - aleviliken turc, aleviyye/alawiyyaen arabe, elewîen kurde) présente des traits originaux et souvent très sympathiques. On compte plusieurs millions de personnes (entre 5 à 30 selon les analyses !) s’en réclamant en Turquie, dans une diversité problématique. On trouve également des communautés alévies dans les Balkans et dans tout le Moyen Orient. Ils appartiennent à ces groupes dits extrémistes du ghulâtparce que leur religiosité inventive déborde largement des cadres orthodoxes majoritaires.
Schématiquement, il s’agit d’une forme à part dans l’Islam (même si certains d’entre eux, et de plus en plus, se sentent non islamiques). Proposant un mode de pensée assez ouvert et fortement syncrétique, ils mélangent des éléments sunnites et chiites duodécimains surtout (l’importance attribuée à ‘Alī), et s’inspirent aujourd’hui d’autres religions (le christianisme essentiellement, le bouddhisme éventuellement) et de croyances mystiques et populaires anciennes (le chamanisme notamment, un certain culte des Anges…). Parmi les musulmans fondamentalement unitaristes, ils font partie des rares à accepter une forme trinitaire (et par là-même curieusement assez unitaire ?) de l’Islam entre Allāh,Muḥammadet ‘Alī.
Dans l'Anatolie encore fortement christianisée du XIII° siècle, Haci BEKTACH VELI (né en 1248) offre un message tolérant et très ouvert, et donne l'exemple d'une pensée humaniste, très favorable à la reconnaissance de l'égalité entre les êtres, hommes et femmes. D'une certaine manière il réfute les dogmes. Les bektâchissont soit rattachés aux alévis, soit considérés comme proches. Leur syncrétisme semble encore plus ouvert et changeant.
Leur renaissance actuelle mise sur un universalisme tolérant, laïc et pacifiste, et sur une vision théologique très indépendante. Ils récusent les 5 Piliers, et ne disposent pas de mosquée au sens propre du terme. Trait rare dans le monde islamique, ils font une analyse libre du Coran, qu’ils ne jugent pas infaillible ! Comme bien des docteurs-philosophes ou des mutazilites, ils ne croient pas en l’Enfer et au Paradis, et pensent à une vie après la mort, sous forme humaine ou animale. La place des femmes est largement reconnue, plus que dans toutes les autres tendances de l’Islam. Elles ne sont pas soumises à des contraintes vestimentaires trop strictes. Rareté également, elles sont souvent parfois mélangées aux hommes dans les lieux de culte. Leurs rites sont souvent attractifs et tolérants : chants, musiques et danses… ce qui sur ce plan les rapproche du soufisme.
Assez hétérodoxes (voire hérétiques pour les anciens Ottomans), et souvent très liés à la communauté kurde (plus d’un tiers d’entre eux en seraient membres), et globalement à la gauche laïque, ils sont toujours en butte à l’hostilité, à quelques pogroms causés par les sunnites appuyés parfois par le pouvoir en place, à de fortes discriminations culturelles et administratives, et à une volonté d’assimilation autoritaire, tant de la part de l’État turc que de celle du sunnisme dominateur.
Comparable à l’alévisme sur quelques plans est le groupe hétérodoxe des Ahmadites. L’ahmadisme(parfois appelé Mirzaïsme) est une « secte » relativement récente, ni shiite, ni sunnite, fondée par l’indien Mirza Ghulam AHMAD (1835-1908). Ils sont « apostasiés », définis comme « Secte », par l’Organisation de la Conférence Islamique en 1973 : cela engendre encore plus de répression et d’interdits.
Elle s’est surtout développée en deux grands mouvements pas très d’accord entre eux, notamment sur le prophétisme : la « Ahmadiyya Muslim Community » et le « Lahore Ahmadiyya Movement». Ils compteraient aujourd’hui plusieurs millions de membres (de 10 à 200 millions selon les sources !) surtout en Asie du Sud-Est, un peu en Arabie et en Égypte. Nombreux dans une région de l’Inde (le Qadian), ils en portent parfois le nom : Qadiani.
Les paroles de Mirza Ghulam AHMAD rattachent l’ahmadisme au messianisme, lui-même se considérant comme un « second Christ », un Madhi, et de toutes les manières un « rénovateur » d’un Islam devenu impur et qu’il faut purifier.
On peut les évoquer ici pour leurs aspects relativement ouverts et syncrétiques, pour leur volonté humaniste d’aider gratuitement les populations (hôpitaux, écoles…), et par leur manière de revendiquer leur autonomie, et surtout par solidarité contre la répression qui souvent les atteint comme minorité hérétique (surtout au Pakistan et en Indonésie).
Au XIX°s. dans le secteur ottoman et iranien, les disciples de Sayyid 'Ali Muhammad al-Chîrâzî (mort en 1850) dit le Bâb font preuve d'une belle indépendance. Ils rompent avec l'islam et fondent donc le bâbismequi devient bahaïsmeou bahâ'isme. Ce qui fait son originalité est toujours son autonomie, son syncrétisme et sa volonté d'universalisme sans sectarisme. Les femmes y sont des êtres au même titre que les autres, ce que rappelle en 1848 l'acte de la poétesse TAHIRI (dite Qurratu'l-Ayn = Consolation pour les yeux) à Badasht qui arrache son voile en public, affirmant fermement le principe d'égalité des sexes[113]. Son courage se paie de sa vie, car elle est étranglée avec ce voile qu'elle rejettait en 1852. Cependant note VANEIGEM, si la femme est souvent reconnue, ce sont toujours les hommes qui conservent le monopole représentatif au sein des institutions du bahaïsme, notamment la plus importante, la Maison Universelle de la Justice.
Ces aspects - même modérés car l'aliénation religieuse reste essentielle - jugés sacrilèges, hérétiques ou concurrentiels par l'islam, font que le bahaïsme a été et est persécuté, et que son centre s'est déplacé dans des régions plus sûres ou tolérantes comme Israël. Depuis 1948 ils s'appuient sur l'ONU (Communauté Internationale Bahá’íe) dont ils sont ONG reconnue pour trouver d'autres appuis. Les adeptes sont dispersés dans le monde entier ; ils sont moins de 7 millions vers 2011. Au XX°s. ils ont proposé des formes presque démocratiques (institutions élues qui cohabitent avec des institutions nommées) de gestion collective de leur communauté.
Aux XVIII°, XIX° et XX° siècles, les tentatives de réforme (islâh), de rénovation (tajdîd), de renouveau (jadîd), ou de renaissance islamique (Nahda), en s’inspirant des Lumières, des mouvements dits « occidentaux », de la Révolution française, des sentiments anticoloniaux, et de divers courants laïcs… et en réhabilitant l'ijtihâd, tentent d’introduire une pensée plus libre dans l’aire islamique. Mais attention, l'idée de retour ou de renouveau peut aussi justifier les fondamentalismes, la fixation sur un passé mythifié, et le refus des changements récents. De tous ces essais pour adapter l'islam, les succès sont rares, et disparaissent très vite, et pour Hamid ZANAZ sont forcément voués à l'échec puisqu'ils ne sortent pas du cadre islamique. Très souvent on s'en prend aux mauvais guides, aux hommes, pas aux idées ou institutions qu'ils servent. Ce ne sont pas des anarchistes ni des libertaires (ou très rarement), mais des réformistes ou des humanistes isolés dans leurs mondes, et souvent soumis à l'opprobre, la censure et la répression. Seul(e)s y échappent celles et ceux qui font carrière dans les États démocratiques extérieurs.
Cependant un mouvement « ijtihadiste », de pensée critique, essayant de séparer pouvoir politique et théologie, et proposant des bribes de laïcité, apparaît ici ou là : on peut citer Jawdat PACHA (1822-1895), l'égyptien Rifaât el-TAHTAOUI (1801-1873), l’indien néo-mutazilite Ahmad KHAN BAHADUR SAYYID (1817-1898), le perse Al-AFGHÂNI (Djamâl al-Din AL-HUSSAÏNI ; 1838 ou 1839-1897), les égyptiens Mohammed ABDUH (1849-1905) et encore plus radical vis-à-vis du califat Abdal RAZEH (1888-1966), l'évolutionniste Chibli CHUMAYYAL (1860-1916), le cadi égyptien d’Alexandrie Ali ABDERRAZIK (Ali Hassan Ahmed ABDERRAZAQ 1888-1966), le syrien Jamaal-ud-Dine Ibn Muhammed Al-QÂSIMÎ (1866-1914), etc.[114]
Certains réformateurs réussirent même à faire accepter un nouveau terme ‘Ilmaniyyapour désigner une forme laïque ou séculaire de la pensée, même s’il est en concurrence avec le terme plus explicite de laïkiya[115]. Exemplaire à ce titre se trouve la position pour une totale liberté d'expression de Suhaïb BENCHEIKH (né en 1961), Grand Mufti de Marseille. Professeur à Paris, le poète tunisien Abdawahab MADDAB (né en 1946) agit dans le même sens. Tout un courant en s'appuyant sur l'histoire cherche à séparer le religieux du politique et à adopter une position rationnelle sur ce qu'est l'islam et sur ces interprétations. Sabrina MERVIN cite deux itinéraires importants[116]sur ce plan : celui de l'égyptien 'Alî 'Abd al-RÂZIQ ou ABDERRAZIQ (1888-1966) qui montre que l'empire islamique et le califat sont surtout des constructions politiques, et celui de l'iranien Abdolkarim SOROUSH (né en 1945) qui contribue à faire de la religion, de sa perception, de ses réalités… des objets d'étude avant d'être des idéologies ou des modalités imposées. Le philosophe rationaliste syrien Sadik AL-AZEM (1934-2016) publie en 1968 Naqd al-Fikr al-Dini- Critique de la pensée religieuse[117].
Chez le syrien 'Abd al-Rahmân al-KAWÂKIBI (1855-1902) on retrouve dans Umm al-Qûra - La mère des citésen 1902-1903 l'idée utopique d'un gouvernement des savants (Nouvelle Atlantidedu monde musulman ?) pour appliquer enfin des réformes dans l'islam. Opposé au despotisme, il prône même la création d'un régime constitutionnel dans son ouvrage publié vers 1900 : Tabâ'i al-Istibdâd- Caractéristiques du despotisme. Pour lui les religions sont toutes respectables et à protéger, afin de garantir l'unité du monde arabe qu iest pour lui prioritaire. Il est considéré comme un des premiers penseurs du panarabisme.
D’autres se dressèrent résolument contre la charia et la peine de mort, comme le soudanais Mahmoud Muhammed TAHA (1909-1985), exécuté à 80 ans par le despote NOUMEIRY. Il s'appuyait sur les idées du juriste Abdullahi Ahmad AN-NAIM.
Des voix humanistes et en faveur des droits de l'homme, et de la femme, et contre tous les totalitarismes et tous les esclavages (phénomènes très présents dans l'histoire de l'islam jusqu'à nos jours), explosent ici ou là, comme les syriens Bassam TIBI (né en 1944) cofondateur de l'OADH-Organisation Arabe pour les Droits Humains, et Muhammad SHAHRUR (né en 1938)[118]. L'égyptien Qâsim ÂMIN (1865-1908) souhaite que les femmes puissent se dévoiler ; il est l'auteur en 1899 de Tahrir al-mar’a- La Libération de la femme. Dans cet ouvrage il reprend une idée essentielle que FOURIER avait fait sienne : «l'éducation et l'autonomie des femmes sont des signes de modernité, … le statut de la femme au sein d'une société reflète le niveau de civilisation atteint»[119]. En 2017 en Allemagne l'avocate turque Seyran ATES ouvre à Berlin la Mosquée Ibn-Rush-Goethe[120], un lieu de prière pour tous les musulmans sans distinction, pour tous les sexes côte à côte et sans niqabs ni tchadors. Ce lieu se veut de paix, de convivialité, de débats y compris vis-à-vis du prophète. Seyran aimerait devenir la première imame d'Allemagne. Le franco-algérien Malek CHEBEL (1953-2016), humaniste réformiste, tient une très grande place par son honnêteté et sa rigueur, et malgré son ton modéré et pacifique, il réussit à faire passer l'utopie d'un «islam des Lumières» comme relativement possible[121]. Il sait aussi aborder la sexualité et la sensualité d'une aire musulmane qui n'en est pas dépourvue[122].
En Iran le philosophe laïc 'Alî SHARÎ'ATÎ ou CHARI'ATI (1933-1977), docteur en Sorbonne, mêle diverses influences pour proposer un monde musulman libérateur et décolonisateur vis-à-vis des formes de dominations occidentales. Outre Franz FANON, on cite parmi ses sources le connaisseur de PROUDHON et de l'autogestion Georges GURVITCH, qu'il eut comme enseignant.
Isolés sont les penseurs comme l’égyptien Taha HUSSEIN (1889-1973)[123]qui, en analysant la poésie antéislamique, s’en prend en fait au message coranique et à une certaine falsification de l’histoire antérieure par les doctes de l’Islam. Il montre que la culture arabe précède la culture musulmane, et permet ainsi de différencier les apports et donc de limiter la portée novatrice islamique. Son livre est bien sûr aussitôt interdit, en 1926. La parole libre, le droit à l’imaginaire fantaisiste, la revendication égalitaire, la critique des États et des mouvements fondamentalistes… de l’indien Salman RUSHDIE (né en 1947), de l'iranien Mohsen KADIVAR (né en 1959 - 18 mois de prison) ou de la bangladaise Talisma NASREEN (née en 1962) sont toujours marginaux, condamnés et réprimés. En Égypte l'écrivain et chercheur Sayyed Al-QIMNI (QIMINI) est condamné par une fatwa pour avoir critiqué le côté rétrograde du coran, et forcé à se rétracter en 2005.
L’athéisme (ilhad) reste l’injure suprême et une manifestation jugée satanique appelant l’opprobre et la violence.
Mais cela semble évoluer, une parole libérée, souvent indépendante des carcans religieux, s'exprime plus ouvertement depuis le printemps des peuples de l'aire islamique de 2011, tant dans les pays momentanément «libérés» (Tunisie, Égypte, Libye) que ceux en pleine guerre civile (Syrie, Yémen) ou ceux qui très superficiellement ébauchent des réformettes (Maroc, Arabie…). Ainsi en Tunisie la réalisatrice Nadia El FANI tourne le film Ni Allah, ni Maître, d'un athéisme tolérant mais bien affirmé, et d'une tonalité libertaire évidente, ne serait ce que par le titre.
Sur ce mouvement de révolte ou de révolution nommé thawra(au lieu de fitnaqui serait plus juste), il y aurait plusieurs choses à dire :
1- il concerne tous les peuples de l'aire islamique, et pas seulement les arabes. Par exemple perses ou berbères sont actifs.
2- il dépasse le cadre religieux strictement musulman ; coptes, agnostiques et athées (quasiment jamais déclarés), maronites, orthodoxes… sont également présents en différents endroits.
3- il révèle une société civile méconnue ou ignorée, plus laïque et moderne, plus universaliste et ouverte qu'on ne pouvait l'espérer. Le rôle important des jeunes et des femmes est une chance pour l'avenir.
4- ce mouvement, plus qu'une révolution, est l'introduction sur la scène publique d'un mouvement plus démocratique, plus pluraliste et parfois plus libertaire que tous nos schémas de pensée nous empêchaient de reconnaître.
5- mais cela n'empêche ni résurgence islamiste, ni retour autocratique. Il faut donc le soutenir et le rendre populaire et tout faire pour l'étendre au maximum, ce qui sera sa seule garantie de pérennité et d'avancées plus audacieuses.
Une pensée libre sur la sexualité, le genre et les mœursest forcément en terre d'Islam un acte politique et autonome face à la pression de la religion et des pouvoirs en place qui s'appuient sur elle. La marocaine Leila SLIMANI (1981-) l'évoque simplement pour le XXI°s pas seulement marocain : hors mariage, « en perdant sa virginité, une femme bascule automatiquement dans la clandestinité » et « sans le savoir, c'est un choix presque politique »[124].
Il nous faut rappeler l’importance de la pensée irrévérencieuse et libertineen terre d’Islam, qui perdure durant des siècles. Al-Ibaha- le libertinage, et la volonté de vivre voluptueusement et sans tabou (« Al-Mûjûn » - licence, dévergondage aux yeux des conformistes) sont le royaume des poètes et des chansonniers. Les libertins vivent en marge des pratiques de l'Islam qu'ils récusent (au nom de l'hédonisme et de l'hétéropraxie) : ils sont considérés comme mécréants et hérétiques, et encore plus durement condamnés s'ils évoquent l'androgynie et l'homosexualité. L'Islam depuis ses origines est foncièrement homophobe[125]. Lorsqu'ils prônent la consommation de drogues, d'alcools ou d'aliments prohibés (le porc) et vantent l'usage du jeu et du rire débridé, ils s'opposent aux multiples interdits présents dans une religion globalement très conformiste et rigoriste.
Un des plus provocateurs, au moins dans l’accumulation, serait le poète Abu Tamahan al-QAINI (vers 632-650 ?) qui affirme que son péché le moins grave s’est produit lorsque j’ai « rendu visite à une religieuse, ayant dîné chez elle d’une soupe de porc et bu du vin, je l’ai violée et je n’ai pas oublié de voler ses affaires avant de partir »[126].
À Médine et à La Mecque le « dandy érotique »[127]Omar ibn ABI-RABI'A (644-719) serait un libertin assumé et surtout un critique acerbe des mœurs de son temps.
Le poète érotique persan d'origine arabe Bashâr IBN BURD (vers 714-784), condamné pour hérésie (zandaqa), est exécuté ou noyé dans les marais vers Basra.
« Le prince omeyyade Walid IBN YAZID (Walid II (709-744) peut-être rangé dans cette catégorie (des libertins). Devenu calife à l’âge de trente-cinq ans, en 743, il s’empressa de convoquer des chanteurs et des musiciens du Hedjaz, et ses compagnons de plaisir les poètes libertins irakiens. Par son comportement qualifié de débauché, ses accoutrements et son mépris du culte, il demeure l’archétype des hédonistes, buveurs, jouisseurs et blasphémateurs. Il ne régna que quinze mois, avant de finir assassiné. Comme florilège des poèmes qui lui sont attribués, ces deux extraits : " Que Dieu, les anges et les justes soient témoins : j’aime le chant, boire du vin et mordre les belles joues… " ; " Ô toi qui t’enquiers de notre religion, c’est celle d’Abu Chakir : nous buvons le vin sec ou coupé, chaud quelquefois et quelquefois tiède "»[128].
Le « symbole de la poésie libertaire »[129]est incarné par le poète arabo-persan Abû NUWAS (ou Aboû NOUWÂS ou NAWAS, dont le nom complet est Hassan ibn HANI al-HAKAMI, né vers 760, mort vers 815)[130]qui écrit : « j’ai vu que mon inclination à la jouissance, à l’amour et aux richesses du monde est plus digne et plus sérieuse que l’attente d’un lointain, dont toute connaissance n’est que conjecture. Personne n’est venu nous apprendre si ceux qui sont morts se trouvent au paradis ou en enfer ». Comme bien d’autres de sa catégorie, il offre une « poésie bachique »[131]qui mêle l’amour du vin (hydromel et vin de dattes ou nabidh), des femmes et des garçons (un de ses textes s’intitule Mieux que fille vaut garçon), avec une satire des institutions conformistes de son temps. L’homosexualité, bien pratiquée, est ici revendiquée, le vin autorisant peut-être encore plus la transgression, d’où le beau titre d’une anthologie poétique : de « Bacchus à Sodome »[132]. Ce libertin anticonformiste surnommé « l'homme à la chevelure bouclée » dispose curieusement de la protection des califes abbassides. La lecture d'Abu NUWAS est un des déclencheurs de la libération de l'héroïne de L'amandede NEDJMA, qui y voit l'éloge « d'une liberté qui n'est pas de ce monde »[133]. Pourtant il semble assagi sur la fin de sa vie, en dissonance avec ses textes crus et provocateurs de l'âge mûr.
Ibn al-HADJADJ (X° siècle) demande à Dieu de le laisser sans « piété » et sans « salut », mais avec « toute la vie une main sur une fesse et dans l’autre un verre de vin » et qui revendique la liberté sexuelle surtout avec les femmes, y compris leliwatmineur (sodomie) et l’adultère.
L'andalou Ibn HAZM (993-1064) est l'auteur d'une célèbre œuvre chantant les amours : Le Collier de la colombe - Tawq al-hamama, que Malek CHEBEL préfère traduire par De l'amour et des amantspour en rendre mieux la teneur[134].
Omar KHAYYĀM (ou KHAYAM 1048-1131) est peut être le plus prestigieux de ces savants et poètes libertins, en tout cas un des plus connus et traduits, notamment les fameux quatrains : les Rubaïyat. Il a été diffusé par les poètes britanniques (surtout Edward FITZGERALD) et les préraphalélites (Dante Gabriel ROSSETTI) en fin du XX° siècle. Il est connu de l'écrivain libertaire péruvien Manuel GONZÁLEZ PRADA qui s'en inspire fortement pour sa propre poésie ; peut-être 39 textes y sont directement reliés[135]. Omar inspire également le compagnon de route des libertaires, le nicaraguayen Félix Rubén GARCÍA SARMIENTO, célèbre sous le nom de Rubén DARÍO. Il n’est pas étonnant qu’une des traductions les plus récentes est due à l’auteur libertaire Armand ROBIN[136]qui lui a également consacré une courte étude[137]. Sceptique, tourmenté, volontiers mystique, il n’en est pas moins le chantre de la jouissance immédiate puisque « lorsqu'une belle jeune fille m'apporte une coupe de vin, je ne pense guère à mon salut ».
Le perse chiite né à chiraz Shams ad-Din Muhammed HAFIZ (ou HAFEZ 1320-1989) est un grand poète reconnu officiellement, mais qui sait aussi chanter l'amour, les banquets bachiques et dénoncer la vanité du monde[138].
Au XV° siècle Le jardin parfuméou La Prairie parfumée ou s'ébattent les plaisirsou le Parfum des prairies[139](le corps voluptueux de la femme) du tunisien Abu Abdallah Mohammed ben Omar an-NAFZAOUI (ou NAFZAWI) est une sorte libérée de Kama Sutraarabe priorisant la « consommation immédiate de la la chair », sans « cogitations inutiles »[140]. Il passe pour être un vrai manuel d'érotologie arabe comme le sous-tire une édition francophone[141].
Au XVI° siècle, le turc Ahmad IBN SOULEIMÂN (1468-1534) écrit Pour que le vieillard recouvre sa jeunesse, qui est traduit en français en fin du XIX° siècle sous le titre Le livre de la volupté[142]et aujourd'hui publié comme Le bréviaire arabe de l'amour. Mélange de recettes, de positions sexuelles évoquant le Kama Sutra, de remarques sociologiques, le livre est répétitif et souvent conformiste, et la fantaisie attractive qu'on lui prête souvent ne m'a pas paru évidente. Mais il a la particularité de dire les choses crûment et d'évoquer le sort des femmes. Certes, elles sont dominées, et tiennent surtout un rôle de pondeuse ou de repos du guerrier, mais elles en retirent leur propre jouissance, sans honte ni mièvrerie, en toute évidence. S'agit-il de l'âge d'or de la vie sexuelle féminine ? comme l'évoque Yasser ALI dans son introduction ?
Aux XX°s et au XXI°s les femmes de l'aire islamique(qu'elles soient musulmanes ou non)[143]tiennent une importance considérable, et souvent deviennent libertaires de fait, sans le savoir, puisqu'elles revendiquent « un droit à la vie privée, à l'intime, qui ne soit régenté ni par l’État ni par le religieux » comme l'écrit Leila SLIMANI[144]. Les femmes aspirent à sortir de la norme (qa'ida)[145]et donc s'en prennent à toutes les dominations. Raoul VANEIGEM en 2000 nous rappelle que « les femmes du monde arabe savent que leur lutte pour l'émancipation implique en même temps la fin du pouvoir patriarcal dont la majeure partie des hommes est complice, et la remise en cause d'une religion qui en justifie l'hégémonie »[146]; il aurait dû rajouter l'État qui cautionne et amplifie le tout. Minoritaires politiquement et socialement, les femmes constituent une minorité bafouée et opprimée qui a tout à gagner dans la revendication de ses droits et notamment d'une sexualité libre. Le premier ouvrage célèbre de SLIMANI en 2014 Dans le Jardin de l'ogre, brise tous les carcans à partir de la description d'une femme addicte au sexe.
Elle est dans la lignée de la syrienne Salwa AL NEIMI dont La preuve par le miel[147]en 2008 est un des plus superbes cris universels en faveur de la réhabilitation et de la promotion sensuelle du sexe féminin.
La berbère, clandestine par prudence, NEDJMA, qui vit au Maghreb, avec L'amandede 2004 est considérée comme la première grande écrivaine érotique du monde arabe[148]. En 2014 avec D'ambre et de soieelle amplifie la qualité de son écriture libertine, utilise une crudité bien assumée, et redonne à la femme (musulmane ou non) une place d'héroïne principale et d'actrice autonome, même si elle sait parfaitement se placer dans le rôle de l'homme arabe et de sa schizophrénie. À mes yeux, plus qu'une superbe ouvrage érotique,L'Amandeest avant tout une dénonciation de l'oppression faite aux femmes, mais aussi et surtout de la servitude volontaire, car l'auteure montre bien la participation des hommes, y compris les jeunes et les frères imbéciles, comme des femmes (souvent agent lâche, volontaire ou forcé de cette domination et de toutes les turpitudes qui l'accompagnent) à cette société qui mutile et qui nie et qui brise et réduit notre humanité. En s'acceptant telle que dieu nous a faits, Badra, musulmane encore, donne de la divinité le côté ouvert et bienveillant, tolérant ses amants[149], qu'un FOURIER en son temps avait si bien exposé. L'ouvrage est du ressort des utopies classiques : l'endroit, c'est la société maghrébine totalitaire et machiste et à travers elle toutes les sociétés religieuses, traditionnalistes et hiérarchisées, où personne n'est gagnant, car même les hommes sont inaccomplis et profondément abêtis ; l'envers, c'est la libération totale de l'âme, du corps et du sexe, et l'autogestion complète de sa vie et de sa jouissance sans aucun tabou. La découverte par Badra de son con et du plaisir immense qu'elle en retire en toute autonomie, dans une description somptueusement et savoureusement écrite, fait de ce dernier une sorte de force tellurique disruptive apte à briser tous les enferments. Le con libéré, et à travers lui tout l'individu, s'assimile à la force révolutionnaire qui met à mal une société archaïque et déshumanisée à l'extrême. C'est sans doute pour cela que tous les autocrates cherchent à le canaliser, à le brimer, à le mutiler, à le cantonner, à le marginaliser… Un livre à mettre en toutes les mains, d'abord des femmes en puissance que sont les jeunes filles, mais aussi celles des hommes qui ont tout à gagner - sur tous les plans - à trouver des compagnes libres et épanouies et avides d'une vie enfin jugée comme positive. Badra et Driss, héros tout à la fois d'un présent à transfigurer et d'un futur possible, sont avant tout humains, personnages universels, avec toutes les imperfections et les énormes potentiels que nos êtres recèlent et qu'il faut redécouvrir et assumer, contre toutes les oppressions.
Il faut citer la syrienne Joumana HADDAD (1970-) qui casse l'image de la femme musulmane passive et soumise avec en 2010 J'ai tué Shéhérazade. Confessions d’une femme arabe en colère[150]. La même année elle a aussi choisi l'écriture érotique avec Les amants ne devraient porter que des mocassins pour affirmer son indépendance et le droit de toutes les femmes musulmanes de l'obtenir.
L'égyptienne Mona ELTAHAWY (1967-) a subi le pire dans les violences de foule pourtant en plein printemps arabe ; elle a trouvé refuge aux ÉU. Traduit en 2015 son livre Headscarves and hymens (Foulards et hymens - Pourquoi le Moyen-Orient doit faire sa révolution sexuelle)[151]dénonce les violences, les mutilations, les aberrations d'un islam réactionnaire et ultraconservateur, et en appelle à une vraie rénovation de la culture arabe.
La nigérienne Chimamanda NGOZI ADICHIE (1977-) qui vit entre Nigéria et États-Unis publie un pamphlet pédagogique en 2012-2014 : We Should All Be Feminists, traduit en français sous le titre Nous sommes tous des féministes, suivi de Les Marieuses[152].Elle accentue sa réflexion en 2017 et mise surtout sur l'éducation libératrice avecDear Ijeawele, or A Feminist Manifesto in Fifteen Suggestions(Chère Ijeawele ou Un manifeste pour une éducation féministe)[153].
L'égyptienne musulmane pratiquante (mais très occidentalisée, née à Oxford, formée au Canada) Shereen EL FEKI (1968-) publie en 2014Sex and the Citadel: Intimate Life in a Changing Arab World qui révèle comme chez SLIMANI la force de la vie privée et de la sexualité pour faire sauter les interdits, où en tout cas les contourner.
La marocaine Bahaa TRABELSI (1966-) n'hésite pas à évoquer les homosexualités féminine et masculine et les amours hors mariage (comme avec La chaise du conciergede 2017) , et dénonce fermement l'islamisme totalitaire.
[1]CHEBEL Malek Dictionnaire amoureux de l'Islam, Paris: Plon, 718p, 2004, p.603
[2]CHABBI Jacqueline Le Coran reflète une société traditionnelle tribale qui était extrêmement pragmatique, -in-Libération, Paris: p.20-21, 07-08/05/2016
[3]MERVIN Sabrina Histoire de l’islam. Fondements et doctrines, Paris: Flammarion, 311p, 2000, p.204-205
[4]LEWIS Bernard Les arabes dans l’histoire(1947), -in-Islam, Paris: Gallimard, 1338p, 2005, p.85-86
[5]CARRÉ Olivier L’utopie islamique dans l’Orient arabe, Paris: PFNSP, 275p, 1991, p.54
[6]SCHICCHI Paolo La guerra e la civilità. Mondo arabo e aggressione occidentale, Ragusa: Sicilia Punto L Ed., 112p, 1988, p.29
[7]CHEBEL Malek Dictionnaire amoureux de l'Islam, Paris: Plon, 718p, 2004, p.489
[8]MERVIN Sabrina Histoire de l'islam. Fondements et doctrines, Paris: Flammarion, 2000 - rééd. Le Grand Livre du Mois, 384p, 2016, p.32
[9]MANNA Haytham Islam et hérésies, l’obsession blasphématoire, Paris: L’Harmattan, 138p, 1997, p.18-19
[10]Cf. LAOUST Henri Les schismes dans l'Islam, Paris: Payot, 1977 (trad. it. Gli scismi nell'Islam, Genova: ECIG, 1990).
[11]LEWIS Bernard La signification des hérésies dans l’histoire de l’islam(1952), -in-Islam, p.852
[12]MANNA Haytham Islam et hérésies, l’obsession blasphématoire, Paris: L’Harmattan, 138p, 1997, p.12 & 21
[13]EL KHEBIR Mohamed Brève histoire de la libre-pensée arabe, Site À contretemps, http://acontretemps.org/spip.php?article703, 11/02/2019
[14]Haytham op.cit., p.94-95
[15]WILSON Peter Lamborn Scandal: Essays in Islamic Heresy, 1988
[16]ZANAZ Hamid L'impasse islamique. La religion contre la vie, St Georges d'Oléron: Les Éditions libertaires, 168p, 2009
[17]STROUMSA Sarah Freethinkers of Medieval Islam. Ibn al-Rawandi, Abu Bakr al-Razi and Their Impact on Islamic Thought, Leiden-Boston-Cologne: Brill, 1999
[18]MANNA Haytham Islam et hérésies, l’obsession blasphématoire, Paris: L’Harmattan, 138p, 1997, p.22-23
[19]EL KHEBIR Mohamed Brève histoire de la libre-pensée arabe, op.cit., 2019
[20]CHEBEL Malek L’Islam et la Raison. Le combat des idées, Paris: Perrin-tempus, 240p, 2006, p15
[21]LEWIS Bernard Le langage politique de l’islam(1986), -in-Islam, Paris: Gallimard, 1338p, 2005, p.796
[22]CARRÉ Olivier L’utopie islamique dans l’Orient arabe, Paris: PFNSP, 275p, 1991
[23]ZARCONE Pier Francesco Islam un mondo in espansione. Tradizione, modernizzazione e sintomi di rivolta
Bolsena: Massari editore, Miraggi 15-Utopia rossa, 224p, 2009, p.54
[25]CHEBEL Malek Dictionnaire amoureux de l'Islam, Paris: Plon, 718p, 2004, p.217
[26]VENEUSE Jean Mohamed Anarca-Islam(s). War of Dreams: Becoming(s) of a Redeemed Circle A with an Eye and a Redeemed Eye with a Circle, 100pA4, http://www.anarchist-studies-network.org.uk/documents/ASIRA_documents/anarca-islams.pdf, consulté le 20/11/2015, p.42 et s.
[27]ZARCONE Pier Francesco op.cit., 2009, p.133
[28]ZARCONE Pier Francesco op.cit., 2009, p117
[29]ZARCONE Pier Francesco op.cit., 2009, p.50-51
[30]PRADO Abdennur El islam como anarquismo místico, Barcelona: Virus Editorial, Colección Folletos, 102p, 2010
[31]PRADO Abdennur op.cit, 2010, p.46
[32]BABÈS Leïla L'utopie de l'islam. La religion contre l'État, Paris: Armand Colin, 359p, 2011
[33]PRADO Abdennur op.cit, 2010, p.20-21
[34]PRADO Abdennur op.cit, 2010, p.22
[35]PRADO Abdennur op.cit, 2010, p.10
[36]MERVIN Sabrina Histoire de l'islam. Fondements et doctrines(2000), Paris: Flammarion, 384p, 2016, p.97
[37]VENEUSE Jean Mohamed Anarca-Islam(s). War of Dreams: Becoming(s) of a Redeemed Circle A with an Eye and a Redeemed Eye with a Circle, 100pA4, http://www.anarchist-studies-network.org.uk/documents/ASIRA_documents/anarca-islams.pdf, consulté le 20/11/2015
[38]CHEBEL Malek Dictionnaire amoureux de l'Islam, Paris: Plon, 718p, 2004, p.79
[39]VENEUSE Jean Mohamed PROUDHON’S Second Coming: What is Property, -in-Anarca-Islam(s), op.cit., p.47
[40]Cf. le rappel à PROUDHON dans VENEUSE Jean Mohamed PROUDHON’S Second Coming: What is Property, -in-Anarca-Islam(s), op.cit., p.27 et s.
[41]Cf. le terrible verset 29 de la 9° surate qui justifie la guerre et l'humiliation, cité par ROLLET Jacques Religione e politica. Cristianesimo, Islam, democrazia(2001), Troina: Città aperta, 216p, 2003, p.42
[42]CHEBEL Malek Dictionnaire amoureux de l'Islam, Paris: Plon, 718p, 2004, p.337
[43]MERVIN Sabrina Histoire de l'islam. Fondements et doctrines(2000), Paris: Flammarion, 384p, 2016, p.127
[44]LEWIS Bernard Les arabes dans l’histoire(1947), -in-Islam, p.128
[45]SCHICCHI Paolo La guerra e la civilità. Mondo arabo e aggressione occidentale, Ragusa: Sicilia Punto L Ed., 112p, 1988, p29
[46]LEWIS Bernard La signification des hérésies dans l’histoire de l’islam(1952), -in-Islam, p.848
[47]MANNA Haytham Islam et hérésies, l’obsession blasphématoire, Paris: L’Harmattan, 138p, 1997, p.38
[48]LEWIS Bernard Les arabes dans l’histoire(1947), -in-Islam, p.158
[49]Les Berbères. De Saint AUGUSTIN à Zinedine ZIDANE, L'Histoire, n.HS 78, 98p, janvier 2018, p.40
[50]Les Berbères. De Saint AUGUSTIN à Zinedine ZIDANE, L'Histoire, n.HS 78, 98p, janvier 2018, p.43
[51]Les Berbères. De Saint AUGUSTIN à Zinedine ZIDANE, L'Histoire, n.HS 78, 98p, janvier 2018, p.42
[52]MERVIN Sabrina Histoire de l'islam. Fondements et doctrines(2000), Paris: Flammarion, 384p, 2016, p.128
[53]ZARCONE Pier Francesco Islam un mondo in espansione. Tradizione, modernizzazione e sintomi di rivolta
Bolsena : Massari editore, Miraggi 15-Utopia rossa, 224p, 2009, p.57
[54]CHEBEL Malek L’Islam et la Raison. Le combat des idées, Paris : Perrin-tempus, 240p, 2006, p.126
[55]MARCUS Greil Lipstick Traces. Une histoire secrète du vingtième siècle, Paris : Gallimard - Folio, 606p, 2006, p.541
[56]MANNA Haytham Islam et hérésies, l’obsession blasphématoire, Paris : L’Harmattan, 138p, 1997, p.26 & ss
[57]MANNA Haytham op.cit., 1997, p.27
[58]ZARCONE Pier Francesco Islam un mondo in espansione. Tradizione, modernizzazione e sintomi di rivolta
Bolsena : Massari editore, Miraggi 15-Utopia rossa, 224p, 2009, p.57
[59]Citation de LO JACONO Claudio Il Vicino Oriente, Torino : Einaudi, p.230, -in-ZARCONE Pier Francesco p.57
[60]MANNA Haytham Islam et hérésies, l’obsession blasphématoire, Paris : L’Harmattan, 138p, 1997, p.90
[61]MANNA Haytham op.cit., 1997, p.28
[62]MERVIN Sabrina Histoire de l’islam. Fondements et doctrines, Paris: Flammarion, 311p, 2000, p.113
[63]MERVIN Sabrina Histoire de l’islam. Fondements et doctrines, Paris: Flammarion, 311p, 2000, p.138
[64]CHEBEL Malek L’Islam et la Raison. Le combat des idées, Paris : Perrin-tempus, 240p, 2006, p.99
[65]CHEBEL Malek op.cit.,2006, p.103
[66]KHAYAM Omar Vivre te soit bonheur ! Cent un quatrains de libre pensée, Paris: Folio sagesses, 110p, 2016, p.60
[67]KHAYAM Omar Vivre te soit bonheur ! op.cit., 2016, p.103
[68]KHAYAM Omar Vivre te soit bonheur ! op.cit., 2016, p.85
[69]KHAYAM Omar Vivre te soit bonheur ! op.cit., 2016, p. 64
[70]KHAYAM Omar Vivre te soit bonheur ! op.cit., 2016, p.76
[71]KHAYAM Omar Vivre te soit bonheur ! op.cit., 2016, p.19
[72]KHAYAM Omar Vivre te soit bonheur ! op.cit., 2016, p.18
[73]KHAYAM Omar Vivre te soit bonheur ! op.cit., 2016, p.96
[74]KHAYAM Omar Vivre te soit bonheur ! op.cit., 2016, p.82
[75]WILSON Peter Lamborn (BEY Hakim) Il Giardino dei cannibali. I viaggi filosofici di un sufi beat, Milano: shake edizioni, 200p, 2010, p.63-66
[76]Notamment WILSON Peter Lamborn/POURJAVADY Nasrollah The Drunken Universe: An Anthology of Persian Sufi Poetry, 1988
[77]WILSON Peter Lamborn "Shower of Stars" Dream & Book: The Initiatic Dream in Sufism and Taoism, 1996
[78]WILSON Peter Lamborn (BEY Hakim) Il Giardino dei cannibali. I viaggi filosofici di un sufi beat, Milano: shake edizioni, 200p, 2010
[81]ZARCONE Thierry La Turquie moderne et l’islam, Paris: Flammarion, 2004, p.105
[82]WILSON Peter Lamborn (BEY Hakim) Il Giardino dei cannibali. I viaggi filosofici di un sufi beat, Milano: shake edizioni, 200p, 2010, p.51-52
[83]WILSON Peter Lamborn (BEY Hakim) Il Giardino dei cannibali. I viaggi filosofici di un sufi beat, Milano: shake edizioni, 200p, 2010, p.71-72
[85]MERVIN Sabrina Histoire de l'islam. Fondements et doctrines(2000), Paris: Flammarion, 384p, 2016, p.174-175
[86]ZARCONE Thierry Op.cit.,2004, p.294
[87]PRADO Abdennur El islam como anarquismo místico, Barcelona: virus, 102p, 2010, p.11
[88]BARCLAY Harold Le società acefale, -in-Volontà, rivista anarchica trimestriale, Milano: n°1, 1986, p.139
[89]CHEBEL Malek Dictionnaire amoureux de l'Islam, Paris: Plon, 718p, 2004, p.531
[90]ZARCONE Pier Francesco Islam un mondo in espansione. Tradizione, modernizzazione e sintomi di rivolta
Bolsena : Massari editore, Miraggi 15-Utopia rossa, 224p, 2009, p.51
[91]PRADO Abdennur El islam como anarquismo místico, Barcelona: virus, 102p, 2010, p.11
[92]ZANAZ Hamid L'impasse islamique. La religion contre la vie, St Georges d'Oléron: Les Éditions libertaires, 168p, 2009, p.83
[93]MANNA Haytham Islam et hérésies, l’obsession blasphématoire, Paris : L’Harmattan, 138p, 1997, p.24
[94]CHEBEL Malek, L’Islam et la Raison. Le combat des idées, Paris : Perrin-tempus, 240p, 2006, p.42
[95]ZANAZ Hamid L'impasse islamique. La religion contre la vie, St Georges d'Oléron: Les Éditions libertaires, 168p, 2009, p.92
[96]CHEBEL Malek, op.cit,2006, p.57
[97]MANNA Haytham Islam et hérésies, l’obsession blasphématoire, op.cit., 1997, p.98
[98]CHEBEL Malek Dictionnaire amoureux de l'Islam, Paris: Plon, 718p, 2004, p.185
[99]CHEBEL Malek op.cit, 2006, p.59
[100]EL KHEBIR Mohamed Brève histoire de la libre-pensée arabe, op.cit.,2019
[101]PRADO Abdennur El islam como anarquismo místico, Barcelona: virus, 102p, 2010
[102]CHEBEL Malek op.cit, 2006, p.86
[103]ZARCONE Thierry La Turquie moderne et l’islam, Paris: Flammarion, 2004, p.47-48
[104]Les Berbères. De Saint AUGUSTIN à Zinedine ZIDANE, L'Histoire, n.HS 78, 98p, janvier 2018, p.37
[105]ZARCONE Thierry op.cit, p.26-28
[106]ZARCONE Thierry op.cit, p.62
[107]ÇAMUROGLU Reha Babailer, Istanbul : 1987
[108]AAA Eresie islamiche e tradizione libertaria, -in-Bolletino Archivio G. PINELLI, Milano : n°3, p.37-40, febbraio 1994
[109]OCAK Yaþar A. La Révolte de Baba RESUL ou la Formation de L'Hétérodoxie Musulmane en Anatolie au XIIIe Siècle, Imprimerie de la Société Turque d’Histoire, Série VII - n°99, 1989
[110]ZARCONE Thierry La Turquie moderne et l’islam, Paris: Flammarion, 2004, p.40
[111]PRADO Abdennur El islam como anarquismo místico, Barcelona: virus, 102p, 2010, p.11
[112]ZARCONE Thierry op.cit, 2004, p.42
[113]VANEIGEM RaoulDisumanità della religione (2000), Bolsena: Massari, Andrea BABINI, 192p, 2016, p.102
[114]Pour tous ces exemples, la partie sur Les acteurs de la controversedu livre que j’ai largement utilisé de Malek CHEBEL est une mine, ainsi que la partie Réformes et Réformismesde Sabrina MERVIN.
[115]CHEBEL Malek L’Islam et la Raison. Le combat des idées, Paris: Perrin-tempus, 240p, 2006, p.146-147
[116]MERVIN Sabrina Histoire de l'islam. Fondements et doctrines(2000), Paris: Flammarion, 384p, 2016, p.226-228
[117]EL KHEBIR Mohamed Brève histoire de la libre-pensée arabe, Site À contretemps, http://acontretemps.org/spip.php?article703, 11/02/2019
[118]ZARCONE Pier Francesco Islam un mondo in espansione. Tradizione, modernizzazione e sintomi di rivolta
Bolsena : Massari editore, Miraggi 15-Utopia rossa, 224p, 2009, p.180…
[119]https://fr.wikipedia.org/wiki/Qasim_Amin, consulté le 17/06/2017
[120]VERSIEUX Nathalie Berlin. Seyran ATES, une femme qui veut révolutionner l'image de l'islam, -in-Libération, Paris: p.16, 17-18/06/2017
[121]CHEBEL Malek Manifeste pour un islam des Lumières, Paris: Pluriel, 218p, 2014
[122]CHEBEL Malek Le Kama-Sutra arabe. 2000 ans de littérature érotique en Orient, Paris: Pauvert, 452p, 2006
[123]CHEBEL Malek L’Islam et la Raison, op.cit.,2006, p.135
[124]SLIMANI Leila Sexe et mensonges. La vie sexuelle au Maroc, Paris: Les Arènes, 190p, 2017, p.29
[125]CHEBEL Malek Dictionnaire amoureux de l'Islam, Paris: Plon, 718p, 2004, p.270
[126]MANNA Haytham Islam et hérésies, l’obsession blasphématoire, Paris: L’Harmattan, 138p, 1997, p.49
[127]CHEBEL Malek Dictionnaire amoureux de l'Islam, Paris: Plon, 718p, 2004, p.20
[128]EL KHEBIR Mohamed Brève histoire de la libre-pensée arabe, op.cit., 2019
[129]MANNA Haytham Islam et hérésies, l’obsession blasphématoire, Paris: L’Harmattan, 138p, 1997, p.50-51
[130]ABÛ-NUWÂS(préface et trad. Vincent-MANSOUR MONTEIL), Le vin, le vent, la vie, Arles: Sindbad, coll. « La petite bibliothèque de Sindbad », 190p, 1998
[131]BONNAUD Mary La poésie bachique d'Abû-NUWÂS. Signifiance et symbolique initiatique, Pessac : Presses universitaires de Bordeaux, Pessac: 518p, 2008
[132]ABÛ NUWÂS(préface et trad. Omar MERZOUG, calligraphies Lassaâd MÉTOUI), Bacchus à Sodome : poèmes, Paris: Paris Méditerranée, La Croisée des chemins, 153p, 2004
[133]NEDJMA L'amande. Récit intime, Paris: Pocket, 212p, juin 2005, p.134
[134]CHEBEL Malek Dictionnaire amoureux de l'Islam, Paris: Plon, 718p, 2004, p.301
[135]SILVA-SANTISTEBAN Ricardo Manuel GONZÁLEZ PRADA y Omar JAYYAM, -in-WARD Thomas "El porvenir nos debe una victoria". La insólita modernidad de Manuel GONZÁLEZ PRADA, Lima: Red para el Desarrollo de las Ciencias Sociales en el Perú, p.231-238, julio de 2010
[136]KHAYAM OmarRubayat, traduction d'Armand ROBIN(1958), (Rééd. Préf. d'André VELTER), Paris: Poésie/Gallimard, 109p, 1994
[137]ROBIN Armand, Un algébriste lyrique, Omar KHAYAM, -in-La Gazette Littéraire de Lausanne, les 13 & 14 décembre 1958
[138]CHEBEL Malek Dictionnaire amoureux de l'Islam, Paris: Plon, 718p, 2004, p.249-250
[139]NEFZAOUI Cheikh Le parfum des prairies (Le jardin parfumé). Manuel d'érotologie arabe, Paris: Jean Fort éditeur, 1935
[140]CHEBEL Malek Dictionnaire amoureux de l'Islam, Paris: Plon, 718p, 2004, p.301
[141]NEFZAOUI Cheikh Le Jardin parfumé. Manuel d'érotologie arabe, Paris: Mediterra, 216p, 2003,
[142]IBN SOULEIMAN Ahmad Le livre de la volupté. Pour que le vieillard recouvre sa jeunesse, Minerve, trad. du truc par Abdul Haqq Effendi, 1666p, 1989
[143]on pourrait dire la même choses des homosexuels, transgenres et queer…
[144]SLIMANI Leila Sexe et mensonges. La vie sexuelle au Maroc, Paris: Les Arènes, 190p, 2017, p.18
[145]SLIMANI Leila Sexe et mensonges. La vie sexuelle au Maroc, Paris: Les Arènes, 190p, 2017, p.182
[146]VANEIGEM RaoulDisumanità della religione (2000), Bolsena: Massari, Andrea BABINI, 192p, 2016,p.83
[147]AL NEIMI Salwa La Preuve par le miel, Paris: Éditions Robert Laffont, trad. de Oscar Heliani, revue par l'auteur, coll. Pavillons Poche, 177p, 2008
[148]NEDJMA L'amande. Récit intime, Paris: Pocket, 212p, juin 2005
[149]NEDJMA L'amande. Récit intime, Paris: Pocket, 212p, juin 2005, p.164-165
[150]HADDAD Joumana J'ai tué Shéhérazade. Confessions d’une femme arabe en colère, Arles: Actes Sud, traduit par Anne-Laure Tissut, 2010
[151]ELTAHAWY Mona Foulards et hymens - Pourquoi le Moyen-Orient doit faire sa révolution sexuelle, Paris: éditions Belfond, coll. Littérature étrangère - Documents, rad. d’Alison Jacquet Robert & Carla Lavaste, 258p, 2015
[152]NGOZI ADICHIE Chimamanda Nous sommes tous des féministes, suivi de Les Marieuses, Paris: Éditions Gallimard, coll. Folio, traduit par Mona de Pracontal et Sylvie Schneiter, 96p, 2015
[153]NGOZI ADICHIE Chimamanda Chère Ijeawele ou Un manifeste pour une éducation féministe, Paris: Gallimard, trad. Margueritte Capelle, 77p, 2017
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