FRANÇAIS
Ceci est le texte de l'intervention présentée par l'Auteur à la Conférence internationale : «Karl Marx : vie, idées, influence. Une analyse critique pour le bicentenaire». La Conférence a été organisée par l'ASIAN - Development Research Institute (ADRI) à Patna (Bihar, Inde) les 16-20 juin 2018.
GUEVARA et MARX. Remake critique d'un vieux film
par Roberto Massari
Premier temps : OUVERTURE : Scène 1 [La Paz, 1996] Scène 2 [Dar es Salaam, 1965] - FLASHBACK : Scène 3 [Lima, 1952]) Scène 4 [Rome, 1969]
Intervalle: Scène 5 [Sierra Maestra, 1956-58]
Second temps : ORTHODOXY STORY : Scène 6 [de La Havane à Moscou, 1959-63] - HERESY STORY : Scène 7 [de Moscou à La Havane, 1963-65] - MARXIST STORY : Scène 8 [Prague, 1966] - FONDU : Scène 9 [Vallegrande, 9 octobre 2017] - THE END (ŒUVRES CITÉES)
Premier temps.
OUVERTURE.
Scène 1 [La Paz, 1996]
À 10h30 le matin du mardi 1eroctobre 1966, cinq personnes visiblement émues descendaient en ascenseur les 30 mètres qui menaient au souterrain de la Banco Central de Bolivia. C'étaient trois journalistes, un photographe et un chercheur sur Guevara auxquels le Gouvernement bolivien avait donné pour la première fois libre accès à la cassette de sécurité «a-73» dans laquelle se trouvait l'original du Journal de guérilla du Che.
Mais il y avait d'autres matériaux importants dans la cassette, comme le découvrit avec émotion Carlos Soria Galvarro Terán (n. 1944), mon grand ami, compagnon de recherche, et un des principaux connaisseurs du Che en Bolivie (à l'époque il l'était ensemble avec Humberto Vázquez Viaña [1937-2013]). En fait dans la cassette ils trouvèrent :
a) l'original en espagnol du journal de Pombo que l'on croyait disparu après sa traduction en anglais,
b) les listes évaluant tous les membres de la guérilla,
c) le carnet rouge à anneaux avec les pages du journal du 7 novembre au 31 décembre 1966 (et en plus des notes et des ébauches de communiqués),
d) l'agenda allemand en simili cuir avec les pages du journal du 1 janvier au 7 octobre 1967.
C'est justement au fond de cet agenda, dans les 5 pages finales de la rubrique, que Carlos fit la découverte la plus surprenante pour nous spécialistes du Che, et ce qui pour moi lança mes premières réflexions sur le rapport entre Guevara et Marx. C'étaient en réalité 5 pages contenant une liste de 109 ouvrages (15 d'entre eux marqués d'une croix rouge), regroupés par mois entre novembre 1966 et septembre 1967. C'était une documentation totalement inédite qui démontrait l'intérêt profond que le Che avait continué à nourrir pour l'étude et l'élaboration théorique jusqu'aux dernières heures de sa vie, alors qu'il se trouvait dans des circonstances désespérées et était conscient que la défaite (militaire) était inéluctable.
Carlos m'obtint la photo de la liste et je l'ai publiée en couleurs (pour mettre en évidence les croix en rouge) dans le numéro 2 de Che Guevara. Quaderni della Fondazione/Cuadernos de la Fundación/Cahiers de la Fondation [CGQF], 1999, pp. 261-3.
Les titres cités embrassaient un large arc de temps et ne semblaient pas limités à un projet bibliographique particulier. Nous autres spécialistes pensions qu'on pouvait les subdiviser grosso modo en 6 catégories :
1) philosophie et science,
2) doctrine politique et militaire,
3) histoire et société latino-américaine,
4) histoire, société et anthropologie boliviennes,
5) prose et romans internationaux,
6) instruments de travail (dictionnaires, répertoires statistiques, questions de médecine).
C'est le premier groupe qui nous intéresse et dans lequel on peut inclure - en plus de Machiavel (Le Prince et autres écrits), G.W.F. Hegel (Phénoménologie de l'esprit) et l. Morgan (La société primitive) - des œuvres sur le marxisme ou d'inspiration marxiste, notamment : C.D.H. Cole L'organisation politique;
B. Croce L'histoire comme pensée et action[avec le titre utilisé en espagnol : La historia como hazaña de la libertad (semblable au titre anglais The philosophy of history and the duty of freedom)] ;
M.A. Dinnik, Histoire de la philosophie;
F. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande ; Dialectique de la nature ;
M. DjilasLa nouvelle classe ;
LénineLe développement du capitalisme en Russie,Matérialisme etempiriocriticisme, Quelques particularités du développement historique du marxisme etLes Carnets philosophiques ;
Liu Shao-chi/Liu Shaoqi Internationalisme et nationalisme;
G. Lukács Le jeune Hegel et les problèmes de la société capitaliste;
Mao tse-toung/Mao zedong Autour de la pratique;
K. Marx Pour la critique de la philosophie du droit de Hegel;
R. Mondolfo Le matérialisme historique chez F. Engels ;
TrotskyLa révolution permanente, Histoire de la révolution russe I et II;
StalineLe marxisme et la question nationale et coloniale, La question nationale et le léninisme, Questions du léninisme;
Ch. Wright Mills Les marxistes.
Un dernier nom dans la liste - unique pour le mois de septembre 1967 - fut dans un premier temps approximativement identifié avec F. O. Nietzsche, stimulant fortement ceux qui espéraient pouvoir écrire sur l'éventuel «super-hommisme» du Che. Mais par la suite Carlos Soria déchiffra mieux le nom et établit qu'il s'agissait de l'important expert militaire Ferdinand Otto Miksche (1904-1992) et de son ouvrage Forces secrètes[Cf. CGQF. n.8/2010, p. 273].
Longtemps nous n'avons pas su quelle interprétation donner à cette liste de livres, aussi grande qu'apparemment désordonnée, au point de soupçonner au contraire qu'il devait y avoir un autre classement, même s'il était bien dissimulé. Sinon comment expliquer qu'elle ait été énumérée dans un agenda faisant fonction de journal militaire, et dans une situation totalement défavorable pour l'étude ? D'autre part la quantité de plus d'une centaine de livres (certains de très gros volumes) empêchait de penser qu'il aurait pu les porter avec lui durant les déplacements causés par la guérilla. Et si ces livres avaient été cachés dans des campements préparés depuis les premiers mois - et donc ensuite confisqués par l'armée lors de leur redécouverte - ils seraient sûrement réapparus dans le marché «clandestin» des objets guévariens géré pendant des années par des officiers qui avaient participé aux opérations de contre-guérilla. Les militaires, en fait, vendirent principalement tout ce qui avait appartenu au Che, et donc son éventuelle «bibliothèque ambulante» aurait certainement entraîné de fortes enchères.
Il ne nous restait donc plus qu'à conclure que cette liste était celle des désirs exprimés par un chercheur marxiste (comme l'était Guevara), doté d'une grande curiosité intellectuelle, et qui avait déjà démontré être un dévoreur de livres durant toute sa vie. Il convenait de penser qu'il s'agissait d'un précis plan de lectures, dans lequel le champ «marxologique» révélait une importance particulière.
Cette seconde hypothèse se révéla exacte, ce qui ne fut confirmé que quelques temps plus tard quand émergea un nouveau document, resté inédit longtemps malgré l'importance qu'il aurait eu «à chaud» pour une définition affinée de la plus authentique dimension théorique guévarienne. Après sa mort, la marée de sottises, tant en livres qu'en articles, sur le «marxisme-léninisme» du Che et sa prétendue orthodoxie, aurait pu être évitée aussi grâce à la lettre que je vais analyser et qui fournit la clé explicative du projet «bolivien» de lectures ici évoqué.
Scène 2 [Dar es Salaam, 1965]
Enfermé dans la maison de l'ambassadeur cubain en Tanzanie (Pablo Rivalta, 1925-2005), rescapé de la défaite de l'expédition militaire au Congo («l'histoire d'un échec» comme il le dit lui-même) et avant de se transférer à Prague, le Che écrit le 4 décembre 1965 une importante lettre à Armando Hart Dávalos (1930-2017). C'était un dirigeant historique du Mouvement du 26 Juillet [M26-7], époux de la fondatrice de la Maison des Amériques (Haydée Santamaría Cuadrado [1920-1980]) et père de la «trotsko-guévariste Celia Hart Santamaría (1963-2008), telle qu'elle s'auto-définissait dans ses dernières années, peu avant de mourir d'un accident d'automobile. Armando avait été le premier Ministre de l'éducation du gouvernement cubain de 1959 à 1965. Il sera Ministre de la culture de 1976 à 1997 et laissera une série d'œuvres théoriques parmi lesquelles il vaut la peine de retenir ici l'étude sur Marx, Engels et la condition humaine(2005). Nous verrons pourquoi.
Après une introduction dans laquelle le Che informait Armando de son propre regain d'intérêt pour les études de philosophie, la lettre développait deux thèmes fondamentaux :
1) la constatation désolée pour l'état dans lequel sombrait les études sur le marxisme à Cuba et l'absence de matériaux autres que ceux produits par le monde «soviétique».
2) un plan d'études bien structuré à faire approuver, et à réaliser concrètement le plus rapidement possible.
Il faut noter que dans l'introduction, le Che reconnaissait avoir tenté à deux «reprises» d'approfondir, et à chaque fois sans succès, la philosophie du «maître Hegel» ; cela lui avait permis pourtant de renforcer sa conviction de devoir recommencer les études philosophiques depuis le début (Cf. le deuxième point).
Dans le premier point, Guevara affirmait qu'à Cuba il n'existait pas de matériels marxistes sérieux à l'exception des «pavés soviétiques qui ont l'inconvénient de t'empêcher de penser, puisque le parti l'a fait pour toi et qu'il ne te reste qu'à les digérer». Une méthode qu'il définissait «antimarxiste» et qui s'appuyait sur la mauvaise qualité des livres disponibles (pour la plupart de matrice soviétique). Des livres qui se publiaient soit par commodité éditoriale (vu la participation financière soviétique, ce que j'ajoute personnellement) soit par «seguidismo ideológico» [suivisme idéologique] dans la confrontation avec des «auteurs soviétiques et français». Pour les seconds, Guevara pensait aux marxistes officiels du PCF - ce qui valait pour la plupart d'entre eux, non seulement en France mais dans les divers autres partis communistes - regroupés sous le contrôle de Roger Garaudy (1913-2012) - à l'époque encore stalinien, avant d'entreprendre les multiples circonvolutions qui le conduiront à l'islamisme en 1982.
Pour le second point il vaut tout juste la peine de reconnaître une grille interprétative applicable à une grande partie du plan de lectures dont nous discutons et que le Che a rédigé en Bolivie près d'un an plus tard. Ce précédent projet d'étude (certes personnel, mais que le Ministre aurait dû également organiser pour le peuple cubain) apparaissait divisé en 8 sections. Pour chacune étaient indiqués des auteurs à publier ou à approfondir :
1.L'histoire de la philosophiedevait s'insérer dans l'œuvre d'un chercheur si possible marxiste (était cité Michail Aleksandrovič Dinnik [1896-1971], auteur d'une histoire de la philosophie en 5 volumes), sans évidemment oublier Hegel.
2. Les grands dialecticiens et matérialistes. Guevara citait Démocrite, Héraclite et Leucippe, mais les notes boliviennes nous font comprendre qu'il pensait aussi à l'œuvre de Rodolfo Mondolfo (1877-1976), célèbre marxiste italien émigré en Argentine en 1939 pour échapper, en tant que juif, aux lois raciales adoptées par le fascisme. Son histoire de El pensamiento
antiguo - La Pensée antique, traduite de l'italien, fut publiée plusieurs fois à partir de 1942.
3.Philosophes modernes. Aucun nom n'est cité, mais il était souhaité la publication «d'auteurs idéalistes» à la condition qu'on leur adjoigne un appareil critique.
4.Classiques de l'économie et précurseurs.Adam Smith, les Physiocrates…
5.Marx et la pensée marxiste. Guevara se plaignait de l'inexistence à Cuba de divers textes marxiens fondamentaux et proposait la publication d'œuvres de Marx-Engels, Kautsky, Hilferding, Luxemburg, Lénine, Staline «et de nombreux marxistes contemporains non entièrement scolastiques». Cette ultime remarque se relie au point 7.
6.Construction du socialisme. Une particulière attention est donnée aux gouvernants du passé et aux apports des philosophes, économistes et statisticiens.
7.Hétérodoxes et capitalistes(curieusement regroupés dans la même section). En plus du révisionnisme soviétique (pour lequel Guevara ne pouvait pas ne pas citer le Khrouchtchev de son époque), parmi les hétérodoxes est nommé Trotski, accompagné d'une phrase sibylline comme quoi lui aussi avait existé et qu'il «avait écrit» des choses. Parmi les exemples de théoriciens du capitalisme à «analyser à fond» on trouve Marshall, Keynes et Schumpeter.
8.Polémiques. En avertissant que justement c'est grâce aux polémiques que la pensée marxiste avait évoluée, Guevara affirmait qu'on ne pouvait pas continuer à connaître la Philosophie de la misèrede Proudhon seulement à travers la Misère de la philosophiede Marx. Il est nécessaire d'aller aux sources. Suivent des indications sur Rodbertus, Dühring, le révisionnisme (ici celui de la social-démocratie allemande), les controverses des années 1920 en URSS. Cette section était présentée par le Che comme la plus importante et elle induisait avec évidence une polémique directe contre le conformisme rampant au sein du parti cubain et dans l'ensemble du monde prosoviétique. Il n'est donc pas étonnant que le terme de suivisme reparaissait dans la conclusion de la lettre, avec un léger accent de complicité retourné fraternellement à Armando Hart, contre «les responsables actuels de l'orientation idéologique» pour lesquels il n'aurait pas été «prudent», selon le Che, de rendre public ce type de projet d'étude. Armando Hart prit trop à la lettre cette prudence et décida de tenir caché pendant quelques décennies un texte aussi précieux. En fait, en plus des préoccupations fondées du Che, Hart avait une raison particulière toute personnelle pour ne pas faire circuler la lettre (ce que m'a confirmé sa fille Celia [octobre 2006] en ne lui pardonnant pas de ne pas l'avoir fait quand elle l'avait appris) : le Ministre cubain de l'éducation avait eu et peut-être avait encore des sympathies particulières pour Trotski et les avait jalousement maintenues secrètes vu qu'elles ne sont jamais n'apparues dans aucun de ses livres. Mais Guevara - unique dirigeant cubain à s'être salutairement intéressé à la question Trotski - était au courant. C'est pour cela que dans la lettre en s'adressant à Armando Hart, il nomme le célèbre «hérétique» «tuo amigo Trotsky» [ton ami Trotsky]. Dans le Cuba de 1965, à un mois de la Conférence de la Tricontinentale (janvier 1966), dans laquelle le discours conclusif de Fidel Castro (1926-2016) signera aussi en forme officielle et définitive le passage de Cuba dans le camp soviétique (depuis longtemps déjà réalisé dans les faits), la suspicion de sympathies trotskistes aurait été incompatible avec la charge gouvernementale assumée. C'est pour cela que la lettre «disparut» pendant plus de 30 ans.
Elle sera publiée pour la première fois en septembre 1997 dans Contracorriente (a.III, n. 9) et ensuite par Hart lui-même en 2005, dans le livre sur Marx et Engels cité (pp. XLIII-XLVIII), dans une reproduction photocopiée des pages originales.
C'est ensuite, seulement après avoir vu un texte aussi précieux permettant d'établir le niveau de réflexion sur le marxisme atteint par Guevara, que pour ceux d'entre nous intéressés à le faire, il devint possible de fournir une explication valide pour le plan de lecture ébauché dans l'agenda du journal de Bolivie. Dans les termes utilisés par Néstor Kohan (né en 1967) - principal spécialiste du Che en Argentine - dans Otro mundo es posible [Un autre monde est possible],
«Cette lettre permet de saisir le niveau de maturité atteint par le Che sur la nécessité de rechercher une alternative philosophique et idéologique autonome dans les confrontations avec l'orthodoxie marxiste, en y incluant autant les cultures officielles de l'Union soviétique que celle de la Chine à la même époque (Otro mundo es posible, p. 155).
Au moment où il écrivait une lettre aussi importante, Guevara était en train de vivre une période de transition tumultueuse, peut-être la plus instable de sa vie, assurément la plus dramatique : exilé de Cuba après avoir été vaincu dans le «gran debate económico [grand débat économique]» ; démissionnaire de ses charges gouvernementales ; apatride ; privé du soutien de son grand ami Ahmed Ben Bella (1916-2012) renversé en juin 1965 par le coup d'État d'Houari Boumediene (1932-1978) avec lequel commença le déclin de la révolution algérienne ; rescapé du désastre congolais ; hostile à la politique de coexistence pacifique des soviétiques ; critique aguerri et lucide du modèle de construction du socialisme en URSS ; conscient de l'évolution que connaissait alors la révolution cubaine ; pressé de revenir à ce qu'il considérait comme un authentique praxis révolutionnaire (la guerre de guérilla) ; méfiant envers les certitudes théoriques propagées par le «marxisme orthodoxe» ou «léninisme».
Il était évident que la réflexion théorique qu'il désirait reprendre de manière systématique et quasi «professionnelle» - et de laquelle il avait parlé en premier avec Armando Hart (peut être parce que lui aussi en vague odeur d'hérésie) - était également produite par des désillusions politiques plus récentes. Il restait juste un doute sur la nature plus ancienne dans le champ théorique des racines «génétiques» de ces désillusions, qui auraient dû mettre à l'abri les nouvelles réflexions.
FLASHBACK
Scène 3 [Lima, 1952]
Pour répondre, il est nécessaire de faire un saut en arrière dans le temps, jusqu'à la première rencontre avec le marxisme du jeune Ernesto, qu'il avait vécu personnellement à Lima au Pérou, à une période de sa vie dans laquelle il avait déjà décidé de s'engager dans la recherche d'une voie propre loin de l'Argentine. C'est-à-dire en dehors d'un grand pays dans lequel, durant le début des années 1950, l'alternative idéologique pour un jeune radical voulant lutter pour des idéaux d'émancipation sociale risquait de se fracasser entre deux pôles principaux : le péronisme anticommuniste ou l'anti-péronisme stalinien. Il ne manquait pas pourtant d'autres alternatives de troisième ou quatrième type, «meilleures» mais mineures, puisque la patrie de Domingo Faustino Sarmiento (1811-1888) et du mouvement continental de la Reforma Universitaria («el Grito de córdoba» de 1918) avait été le principal foyer de culture pour des courants hérétiques et hétérodoxes, plus que dans tout autre pays latino-américain, à la seule exception peut-être du Mexique. Mais pendant longtemps le jeune Ernesto n'en eut pas vent ni compris la nécessité.
Pour l'histoire de sa formation théorique il est intéressant de savoir qu'à la fin du lycée il avait commencé à dresser un «dictionnaire philosophique» dont il nous reste quelques extraits ainsi que la description fournie par l'ami d'enfance d'Alta Gracia, José (Pepe) González Aguilar (né en 1928 ?).
Les parents Guevara étaient anti-péronistes mais non marxistes, catholiques mais non pratiquants. La mère (Celia de la Serna y Llosa [1906-1965]) était une femme très indépendante, radicale, et pleine de notables curiosités intellectuelles, anticonformistes autant pour son époque que pour son milieu : son influence fut déterminante pour la formation d'Ernesto, ce qui est reconnu par beaucoup, à commencer par le second des enfants (Roberto Guevara [n. 1932]) qui m'en a parlé avec emphase une première fois en novembre 1992.
La plupart des amis appartenaient à des familles antifascistes et antifranquistes, mais non communistes. Tita Enfante (morte en 1976), amie d'université, faisait exception. Ernesto eut avec elle un long et intense échange épistolaire à partir de 1947, et pour elle cela dépassait la simple amitié. Tita était membre de la Jeunesse communiste de la Faculté de Médecine de Buenos Aires. Ernesto lui communiquait parfois les progrès accomplis dans la lecture des premiers textes marxistes. Selon le témoignage de Celia Guevara de la Serna (sœur du Che, née en 1929) - rapporté par Adys Cupull (née en 1937) et Froilán González (né en 1943) (in Cálida presencia, p. 12) - ce fut elle qui l'amena à la lecture d'Aníbal Ponce (1898-1938), le grand psychologue argentin mort au Mexique, dont les deux lurent surtout, parmi sa riche production, les œuvres résolument marxistes : Educación y lucha de clases [Éducation et lutte de classes], El viento en el mundo [Le vent dans le monde] et surtout (ce qui est fondamental pour la future élaboration d'une éthique marxiste chez le Che)Humanismo burgués y humanismo proletario [Humanisme bourgeois et humanisme prolétarien].
Parmi les amis faisait également exceptionle«petiso», compagnon du célèbre voyage en motocyclette - Alberto Granado Jiménez (1922-2011) - biochimiste lié depuis l'université au Parti communiste argentin, alors déjà dirigé par un célèbre représentant du stalinisme, l'italien Victorio Codovilla (1894-1970).
Et c'est justement durant le voyage avec Granado que le jeune Ernesto eut l'occasion de fréquenter Hugo Pesce (1900-1969), léprologue de renommée mondiale de formation médicale italienne, spécialiste en philologie, et passionné de philosophie. C'était un intellectuel doté d'un «formidable culture marxiste» - comme le décrit Ernesto dans une lettre à son père (Don Ernesto Guevara Lynch [1900-1987]). Pesce était membre du Parti communiste péruvien et en 1929, à la conférence communiste de Buenos Aires, il avait été un des deux délégués mariatéguiens, c'est-à-dire disciples de José Carlos Mariátegui (1894-1930), le principal marxiste latino-américain dont la pensée commençait alors à avoir une influence notable sur la formation du jeune Ernesto, surtout pour «stimuler» sa précoce «découverte» de la question sociale indigène, particulièrement andine.
Il n'est pas exclu, en fait, que l'intérêt théorique d'Ernesto pour les indios(issu dans un premier temps de sa passion pour l'archéologie précolombienne, et seulement ensuite comme thème particulier de la lutte anti-impérialiste) et pour l'œuvre de Mariátegui, ait justement commencée dans la maison d'Hugo Pesce. Même si les deux jeunes amis logeaient dans un hôpital, ils furent aussi invités aux repas. Leurs deux journaux nous informent sur l'importante influence positive qu'eurent sur Ernesto les conversations avec ce proche disciple de Mariátegui, et lui aussi devenu homme de science et de dialectique marxiste. Si vraiment le marxisme de Guevara provient de cette rencontre - comme le pensent ses principaux biographes - il est nécessaire de dire qu'il n'aurait pas pu mieux commencer, tant politiquement que philosophiquement.
«Arrivé au bon moment de sa recherche d'une philosophie sociale directrice, les idées de Pesce et son exemple personnel fournissaient un base prometteuse. Dès lors, l'idée qu'il devait trouver quelque chose de semblable pour lui-même commença à se former dans l'esprit d'Ernesto. Quant au marxisme-léninisme auquel il s'intéressait, il devait encore acquérir de plus grandes connaissances avant de se spécialiser dans une idéologie particulière» (Anderson, p.85-6).
L'estime que Guevara gardera jusqu'à la fin pour cette complexe et fascinante figure de médecin/militant/marxiste (un reflet de ce que lui-même aspirait à devenir, en faisant de Pesce une sorte de «alter-super-ego»), est confirmée par les mots qu'il écrit en 1962 en dédicace au livre Guerra de guerrillas :
«Au docteur Hugo Pesce qui produisit, peut-être sans s'en douter, un grand changement dans mon attitude face à la vie et à la société, avec l'enthousiasme aventurier de toujours, mais dirigé vers des fins plus harmonieuses et nécessaires pour l'Amérique [le Continent américain (n.d.a.)]. Fraternellement Che Guevara».
Scène 4 [Rome, 1969]
De manière fortuite, la seconde influence décisive pour l'adhésion d'Ernesto Guevara au marxisme fut également péruvienne, dans la personne d'une jeune économiste aux traits nettement incas, militante de l'aile gauche de l'APRA (l’Alianza Popular Revolucionaria Americana fondée en 1924 à Mexico par Víctor Raúl Haya de la Torre [1895-1979]), réfugiée au Guatemala et active politiquement dans le monde des exilés : Hilda Gadea Acosta (1925-1974), première femme du Che et mère d'Hildita (1956-1995). Sa propre vie de femme, d'abord longuement courtisée, puis épouse et mère, de «professeure» de marxisme pour le Che, de compagne de lutte au Guatemala depuis 1954 et au Mexique jusqu'au départ du Granma en 1956, s'entrelace avec les années fondamentales de l'itinéraire théorique d'Ernesto : les années qui voient son adhésion définitive au marxisme, pour des motifs d'abord idéologiques, puis affinés ensuite en objectifs politiques et de lutte. Un mariage parfait entre théorie et praxis comme on en trouve rarement dans les «Manuels» et parmi les autres célèbres théoriciens du «marxisme-léninisme».
Ce furent des «années décisives» pour cette figure devenue la plus emblématique du marxisme révolutionnaire du XX° siècle, comme le rappelle avec propos le titre du livre (Años decisivos, 1972) qu'Hilda décide d'écrire pour raconter cet épisode humain et politique. Grâce à cette décision (difficile, comme je peux en témoigner personnellement) elle nous a laissé un témoignage irremplaçable, théoriquement construit, sincère et solide, enrichi par le fait qu'il est une description de l'intérieur, donc en termes psychologiques, d'une aussi importante transformation idéologique d'Ernesto Guevara.
En plus de la description de la période guatémaltèque et mexicaine du Che, Hilda s'était donné un autre objectif, vu que son frère Ricardo Gadea (né en 1939, dirigeant du Movimiento de Izquierda Revolucionaria [Mir]) était en prison avec d'autres célèbres prisonniers politiques qui tous risquaient leurs vies comme Hugo Blanco Galdós (néen 1934), Héctor Béjar (né en 1935), Elio Portocarrero Ríos. Comme en Italie il y avait quelques personnalités très célèbres culturellement (le compositeur Luigi Nono [1924-1990], le peintre Ennio Calabria [né en 1937] et d'autres) et disposées à s'engager dans une campagne de dénonciation, Hilda choisit l'Italie pour créer un comité de solidarité avec les prisonniers politiques péruviens, en y passant de longs moments entre 1969 et 1971. C'est pourquoi l'année précédente à cuba (où j'avais été l'hôte du Gouvernement de juillet à décembre 1968) était née entre nous deux une forte entente et une belle amitié. C'est pourquoi elle me demanda de l'aider à construire et diriger le comité. Tout cela fut facilité par le fait qu'à Rome Hilda vivait chez ma sœur Rossana (née en 1940) où je logeais moi aussi pour quelques temps, puisque je ne disposais par encore de domicile stable. Et c'est justement là qu'elle commença à écrire le libre de souvenirs sur le Che et ce fut à moi, à la suite d'une série d'évènements fortuits, qu'Hilda raconta à voix haute ce qui ensuite sera écrit dans son livre.
Tout ce qui advint entre Guatemala et Mexique est désormais bien connu, et raconté dans les principales biographies ; mais en cette fin des années 1960 Hilda était l'unique source directe et valide pour parler de la formation marxiste du Che, d'autant que «l'enseignante» c'était elle : cela se fit car elle était mieux préparée qu'Ernesto, puisqu'elle était diplômée en économie, et surtout parce qu'elle disposait d'un formation marxiste, tout sauf orthodoxe, d'origine apriste (et donc plus profondément latino-américaine) et non soviétique (c'est-à-dire stalinienne et dogmatique).
J'ai déjà donné un résumé des conversations «romaines» avec Hilda dans mon Che Guevara. Pensiero e politica dell’utopia - Che Guevara. Pensée et politique de l'utopie (de 1997) et ce n'est pas l'endroit pour le répéter. Il est cependant intéressant de rapporter les titres et les noms d'auteurs que les deux lurent, commentèrent et discutèrent (parfois de manière très animée comme l'écrit le Che dans une lettre à ses proches) : Tolstoï, Gorki, Dostoïevski, Kropotkine (Mémoires d'un révolutionnaire), Engels (Anti-Dühring, L’origine de la famille, Socialisme utopique et socialisme scientifique, etc.), Lénine (Que faire ? L'impérialisme stade suprême du capitalisme) et évidemment plusieurs œuvres de Marx, en plus du Manifesteet du Capital. Par rapport à ce dernier titre, Hilda écrit
«…Le Capital de Marx, était celui avec lequel j'avais une grande familiarité du fait de mes études d'économie » (p.29).
Pour résumer le point de vue d'Hilda Gadea par rapport à cette phase d'intense partage théorique et de fraîche et enthousiaste adhésion guévarienne au marxisme, je dois dire que dans nos conversations elle insistait sur deux aspects qui à l'époque étaient effectivement cruciaux mais que le temps a dispersé dans les brumes des divergences théoriques désormais dépassées et obsolètes.
En premier lieu, Hilda défendit et transmis à Ernesto la conception pour laquelle la révolution dans les pays arriérés, dépendants ou en voie de développement, ne peut pas s'appuyer sur les bourgeoisies nationales, ni en tant que telles - c'est-à-dire dans leur totalité comme accumulation historique de spécifiques classes capitalistiques dominées (qu'en parlant avec elle je définissais comme «sous-impérialistes») - ni sur leurs secteurs prétendus progressistes. Ces secteurs se montraient inéluctablement marqués par des intérêts de classe qui en dernière instance les amèneraient toujours à s'opposer aux processus de réelle émancipation sociale, autant dans le monde rural que dans le prolétariat urbain. On doit reconnaître, pour le mérite d'Hilda et l'honneur de Guevara, qu'ils ne minimisèrent jamais cette fondamentale intuition politique issue de la meilleure tradition théorique du marxisme révolutionnaire du XX° siècle.
En deuxième lieu, elle chercha à gagner Ernesto à une critique radicale du marxisme soviétique, autant pour sa responsabilité ancienne dans le processus dégénératif de la Révolution d'Octobre, que pour sa contemporaine politique de collusion avec l'impérialisme pour maintenir le statu quo mondial. Il est vrai cependant qu'Hilda nourrissait des illusions sur le communisme chinois, d'autant qu'à l'époque le conflit URSS-Chine était un thème de brûlante actualité. Sur ce double aspect d'une unique réalité internationale née à Yalta, nous verrons que Guevara ne lui donnera pas toujours une oreille attentive et qu'il passera à travers des oscillations en faveur ou contre le marxisme soviétique, et en faveur ou contre du dit «maoïsme». Avant de mourir il n'arrivera pas à une synthèse supérieure à ces deux refus.
Mais nous en parlerons plus tard.
Sur la volonté mise par Ernesto dans l'étude du marxisme durant les années guatémaltèques et mexicaines (1954-1956) nous disposons également de trois témoignages d'amis ou futurs compagnons de l'expédition à Cuba. Mario Dalmau de la Cruz, cubain exilé au Guatemala après sa participation à l'assaut de la Moncada écrit dans Granma du 29 octobre 1967 qu'Ernesto «avait lu toute une bibliothèque marxiste». Dans Granma du 16 octobre 1967, Darío López nous informe que ce fut le Che qui choisit les œuvres de marxisme pour la bibliothèque du camp de redressement des participants à l'expédition du Granma, bibliothèque que la police mexicaine séquestrera.
Le troisième est l'argentin Ricardo Rojo (1923-1996), compagnon de voyage, auteur de la première et très contestée biographie de Guevara et inventeur de la célèbre mais erronée phrase attribuée au Che («hay que endurecerse, pero sin perder la ternura jamás» [il faut être dur mais sans jamais perdre la tendresse]). Il nous informe que grâce à l'amitié avec Arnaldo Orfila Reynal (1897-1998), argentin qui dirigeait la plus grande entreprise éditoriale du Mexique (le FCE-Fondo de Cultura Económica), Guevara put se mettre à vendre des livres et eut ainsi à sa disposition de multiples œuvres qu'il n'aurait pas pu acquérir autrement :
«Les classiques du marxisme, la collection des œuvres de Lénine, des textes relatifs à la stratégie militaire de la Guerre civile espagnole passaient devant les yeux avides de Guevara durant la nuit, et au matin ils revenaient dans la valise en cuir avec laquelle il visitait bureaux et maisons privées » (Mi amigo el Che, p. 87).
Le directeur du FCE donna les trois volumes du Capitalà Guevara et celui-ci - qu'il les ait lus intégralement ou non, vu le rare temps disponible et les difficultés d'analyse qu'ils impliquaient - se retrouva en l'espace de peu de mois à donner des leçons aux cubains du Mouvement du 26 Juillet sur le marxisme et Marx. Ce dernier était nommé avec humour «Saint Charles» en se référant aux «héros» de la Sainte-Famille.
Ernesto informe de son nouvel intérêt dans une lettre un peu codée à sa mère le 17 juin 1955. Il fait de même avec sa tante adorée, Beatriz Guevara Lynch le 8 janvier 1956 :
«Je lis souvent Saint Charles et ses disciples, je rêve d'aller étudier les pays de derrière le rideau de fer avec une de ces petites françaises qui savent tout».
Le thème de «Saint Charles» apparaît dans de nombreuses lettres à des personnes chères : le 15 avril 1956 à son père ; entre août et septembre à sa mère; vers octobre à Tita Infante («asiduo lector de Carlitos y Federiquitos y otros itos» [lecteur assidu des petits Charles et Frédéric et semblables]) ; à nouveau à sa mère en octobre («désormais, Saint Charles est essentiel, c'est le cœur, et il le sera lorsque la sphéroïde m'admettra dans sa strate la plus extérieure»).
Ainsi il ne peut y avoir aucun doute que si l'adhésion au marxisme fut bien commencée lors des conversations avec Hugo Pesce, elle s'est réellement construite ensuite avec les innombrables lectures faites au Guatemala et au Mexique, en partie sous l'impulsion d'Hilda Gadea, en partie sous la pression des évènements et des nouveaux engagements politiques comme l'entraînement militaire sous la coupe du général de la Guerre civile espagnole Alberto Bayo y Giroud (1892-1967), l'arrestation et la prison mexicaine et la préparation définitive de l'expédition du Granma.
Au milieu de tout cela il y avait également la «découverte» de la lutte de classe, la vraie, armée et de masse, ouvrière dans sa composition sociale et dans les revendications : c'était la révolution bolivienne, commencée en 1952, et que Guevara avait vécue durant l'été 1953. Un tel évènement avait mis à jour des éléments qui firent passer Guevara au marxisme, spécialement à sa conception la plus caractéristique et la plus authentique qui ne dissocierait jamais l'engagement pratique de l'élaboration théorique. Mais sur l'importance de la première expérience bolivienne sur le jeune Ernesto on ne peut que renvoyer à d'autres travaux.
La même chose peut se dire de l'échec révolutionnaire au Guatemala de Jacobo Árbenz (1913-1971) : un évènement qui laissa Guevara frustré car ce fut son premier vrai rêve révolutionnaire et son premier engagement actif à une lutte de masse. Déçu du comportement conciliateur et soumis du Parti communiste local (le Partido Guatemalteco del Trabajo [PGT]), il tira de cette expérience un bilan négatif dans son premier article politique. Cela empêcha aussi sa propre adhésion au Parti dans lequel il voulait adhérer, car il avait compris qu'il ne suffisait pas de se dire «marxiste» pour l'être vraiment : depuis ce moment commença sa méfiance envers toute structure de type parti. Dans le cours de son intense vie de combattant pour la cause de la révolution, il n'adhérera à aucun parti en tant que tel. Il fut au contraire membre actif et dirigeant du M26-7 et de son expression armée (l’Ejército Rebelde [L'Armée rebelle]) jusqu'à sa disparition. De fait il est bien connu que Guevara quitta Cuba avant que ne s'institutionnalise le Parti Communiste Cubain [PCC] et ne se forme en octobre 1965 son Comité central, duquel il ne fit jamais partie.
INTERVALLE
Scène 5 [Sierra Maestra, 1956-58]
L'intervalle fut réel : une authentique rupture «épistémologique» pourrait-on dire avec une veine d'ironie althussérienne, puisque entre le départ pour l'expédition du Granma et l'issue victorieuse de la campagne de Las Villas - terminée par Che Guevara avec la bataille de Santa Clara, d'où surgit sa «légende» - s'interrompt la lecture des textes de marxisme et la réflexion philosophique sur eux-mêmes. L'interruption dure un peu plus de 2 ans, commence avec le départ de Tuxpan (dont l'unique disposant d'une précédente expérience militaire était l'italien Gino Doné [1924-2008] qui avait participé à la résistance en Vénétie), se poursuit avec l'occupation des deux principaux forts militaires de La Havane - sous la direction du Che et de Camilo Cienfuegos (1932-1959) - et se termine avec l'instauration du nouveau régime dirigé par Fidel Castro. C'étaient des périodes de guérilla sur les montagnes et d'attentats dans les villes, de grèves, de réforme agraire, d'expropriations et de nationalisations, de création d'une nouvelle structure étatique. Ce n'était certes pas des temps de réflexion théorique, d'étude ou d'approfondissements du message marxien.
Des Passages de la guerre révolutionnaireet dans la mémoire de différents combattants on sent un profond désintérêt envers les problèmes de théorie politique de la parte de la direction castriste - en cela de manière très différente de ce qui était s'était produit dans les premiers moments de la révolution russe - et on a l'impression qu'elle s'est enfermée dans une sorte d'auto-isolement théorique. Il l'admet lui-même en écrivant à la figure politique que personnellement j'ai toujours considérée comme la plus représentative de la révolution cubaine (le commandant René Ramos Matour [«Daniel», 1932-1958]), mort en combattant, mais seulement après avoir tenu tête au Che dans une polémique qui mériterait la meilleure attention et qu'au contraire, par hypocrisie politique, on l'a toujours quasiment ignorée ou diminuée.
Le 14 décembre 1957 le Che lui écrit une longue lettre, très critique vis-à-vis des positions du llano (le M26-7 dans la ville dans laquelle Daniel avait été le principal dirigeant après la mort de Frank País [1934-1957]), en affirmant :
«J'appartiens, par ma préparation idéologique, à ceux qui croient que la solution des problèmes du mondese trouve derrière le soi-disant rideau de feret je considère ce mouvement comme un de ceux, nombreux, qui ont été provoqués par l'essoufflement de la bourgeoisie pour se libérer des chaines économiques de l'impérialisme. J'ai toujours considéré Fidel comme un authentique leader de la bourgeoisie de gauche, même si sa personnalité est caractérisée par des qualités personnelles d'extraordinaire valeur, qui le placent bien au dessus de sa classe. Avec cet esprit, j'ai commencé la lutte : honnêtement sans l'espoir d'aller au-delà de la libération du pays, disposé à m'en allerquand les conditions successives de la lutte firent pencher à droite (vers ce que vous représentez) toute l'action du Mouvement» (l'écriture italique est celle de l'auteur de l'article).
Il serait trop long d'expliquer ici l'objet de la polémique qui est cependant d'un grand intérêt pour comprendre la dynamique de la révolution cubaine, mais je l'ai déjà fait de manière détaillée en d'autres occasions. Mais retenons au moins deux aspects :
a) Guevara était arrivé à se considérer de manière définitive comme membre du camp communiste (soviétique) et comme marxiste il se considérait comme un militant isolé à l'intérieur d'un mouvement démocratique bourgeois comme le M26-7, et bien que celui-ci soit engagé dans une lutte armée, il n'était disposé à lui accorder confiance que jusqu'à un certain point (l'influence d'Hilda Gadea était ici évidente).
b) Dès 1957 il avertissait qu'il ne pouvait épuiser sa propre action révolutionnaire dans le seul mouvement cubain et il annonçait, avec un vrai esprit prophétique, l'intention de partir pour «d'autres terres du monde», comme cela arrivera moins de 10 ans plus tard, si sa formation idéologique devenait incompatible avec le processus révolutionnaire en acte. C'est une preuve irréfutable de l'esprit internationaliste qui marquait sa récente adhésion au communisme, même si pour le moment elle correspondait avec l'orientation soviétique.
C'est beaucoup, mais c'est aussi tout ce qu'on peut retenir car il n'y a pas d'autre intérêt pour notre réflexion sur l'évolution de son marxisme qu'on puisse retirer des années de la Sierra Maestra et de la première formation du nouveau régime cubain.
Second temps
ORTHODOXY STORY
Scène 6 [de La Havane à Moscou, 1959-63]
Comme nous le savons, le gouvernement révolutionnaire attribua au commandant Guevara des charges importantes, mais toutes comprises dans la sphère économique, comme président de la Banque nationale de Cuba, dans une première phase, et ensuite comme Ministre de l'industrie (à l'époque unifié en un seul organisme) jusqu'à ses démissions advenues entre la fin 1964 et le printemps 1965.
On lui confia également d'importantes missions à l'extérieur qu'il mena quasiment comme un vrai ministre des affaires étrangères - auprès de l'ONU, de l'OEA (Organisation des États Américains), des pays du COMECON, des nouvelles nations africaines, de plusieurs mouvements de libération nationale - en devenant une sorte «d'ambassadeur ambulant» de la révolution cubaine. C'est part essentielle de son activité gouvernementale sort de notre réflexion. Presque toutes les biographies en parlent, mais pour en avoir une vue d'ensemble et un témoignage direct, je conseille particulièrement la lecture du livre Caminos del Che, du commandant Jorge «Papito» Serguera (1932-2009) qui, justement grâce à sa totale identification avec la politique secrète du gouvernement cubain, se trouve à assumer un rôle de premier plan dans des opérations très «délicates» : par exemple, comme ambassadeur en Algérie à l'époque de Ben Bella ou comme chargé des rapports avec Juan Domingo Perón (1895-1974) dans l'exil espagnol.
Les années du Che comme Ministre de l'industrie sont aussi des années de reprise de ses études de marxisme, ainsi que d'autres études nécessaires pour la gestion de son ministère : un domaine dans lequel il devait tout apprendre en partant de zéro, mais en démontrant pourtant des capacités d'apprentissage vraiment exceptionnelles. Il est évident que la nature particulière de sa charge le porta à approfondir l'étude de Marx et de ses épigones surtout dans le domaine de la critique de l'économie politique. Mais comme nous le verrons dans la Scène suivante, cela se fit sans dérive économiciste, bien au contraire.
De la même manière ses contacts assidus et opérationnels avec les usines et d'autres centres productifs ne firent pas de lui un ouvriériste. Sur ce plan, sa formation marxiste antidogmatique et d'origine non orthodoxe constitua un vaccin efficace contre des déformations qui auraient été «naturelles» pour un néophyte partisan de l'étatisme communiste et admirateur du modèle soviétique et des œuvres de ses idéologues dans le champ économique ; ceux-ci commencèrent à circuler en espagnol à Cuba avant que le pays n'entre officiellement dans le CAME (COMECON, 1972). Cette partie de l'action et de la formation économique guévarienne a été amplement reconstruite par son ex-vice-ministre Orlando Borrego (né en 1936), dans le livre Che, el camino del fuego de 2001 (en particulier dans les premiers cinq chapitres).
Cependant, la meilleure anthologie des textes du Che dédiés aux questions économiques fut publiée à l'occasion du vingtième anniversaire de sa mort, par les soins de l'historien Juan José Soto Valdespino (Temas económicos, 1988). Ils ne pouvaient cependant pas contenir les textes guévariens consacrés à la polémique avec les conceptions économiques soviétiques, et leur publication fut repoussée par le gouvernement cubain jusqu'en 2006, quand l'URSS n'existait plus depuis près de 15 ans (j'en parle ci-dessous). Pour une étude mise à jour des idées économiques du Che on peut utiliser Introducción al pensamiento marxista [Introduction à la pensée marxiste] coordonnée par Néstor Kohan au nom de la Chaire Ernesto Che Guevara des Mères de la Place de Mai.
En plus de son investissement dans le domaine économique, le Che continue à lire tout ce qui est possible de Marx et du marxisme officiel, étant totalement en accord à cette époque avec la politique de rapprochement avec les soviétiques que Fidel Castro entreprit dans l'île dès les premiers mois de la victoire révolutionnaire. Dans cette voie Guevara eut un rôle clé spécialement en proposant aux Éditions d'État la publication des textes théoriques produits au-delà du «rideau de fer», mais également avec le difficile objectif de «réhabiliter» le local Parti communiste (Partido socialista popular [PSP]). En plus de sa précoce hostilité envers le M36-7 et l'absence d'action dans le processus révolutionnaire comme groupe dirigeant (mais pas avec ses militants de base), ce parti devait se faire pardonner aussi le soutien donné en 1940-44 au premier gouvernement de Fulgencio Batista (1901-1973) - auquel il avait participé avec deux ministres - et ses successifs rapports de collaboration ambigüe avec le second gouvernement (suite au coup d'État de Batista de 1952) allant même jusqu'à s'opposer aux tentatives pour l'abattre, comme par exemple l'assaut à la Caserne Moncada.
Est-ce que Guevara connaissait ces moments collaborationnistes du PSP ? Il est difficile de dire en quelle mesure et jusqu'à quel point, notamment parce qu'après la victoire de 1959 on avait fait disparaître les possibles documents compromettants sur le PSP de Blas Roca (1908-1987), comme j'ai pu le vérifier personnellement en 1968. Mais au lendemain de la prise du pouvoir l'identification de Guevara avec le modèle soviétique le poussait à sous-évaluer ces erreurs du stalinisme cubain. Il s'en repentira amèrement par la suite, quand justement proviendront d'ex-PSP les attaques les plus dures contre sa gestion de l'industrie, et lorsque l'appareil de propagande soviétique international lancera après sa disparition une campagne de calomnies sur sa présumée perte de raison, tellement forte qu'il serait même devenu… trotskiste.
Mais dans les premières années 1960 tout cela ne pointait pas encore à l'horizon du ministre Guevara. Car ce sont en fait les années dans lesquelles son marxisme se plie aux standards dogmatiques et scholastiques du «matérialisme dialectique» de marque soviétique - le fameux Diamat - l'amenant à émettre des formules pleines d'évolutionnisme vulgaire et de mécanicismes que seulement plus tard il rejettera.
Le texte de base le plus célèbre pour cette réduction «scientiste» du marxisme est l'article «Notes pour l'études de l'idéologie dans la révolution cubaine» (dans Verde Olivo, octobre 1960) dans lequel l'adhésion au marxisme dans le cadre des sciences sociales est comparée à celle que s'auto-attribue le scientifique dans le domaine des sciences naturelles, physiques ou mathématiques. Les comparaisons que fournit Guevara sont très significatives, quand il affirme qu'à un physicien personne ne demandera s'il est «newtonien» ou à un biologiste s'il est «pasteurien» parce qu'ils le sont par définition et par démarche naturelle. Et même si de nouvelles recherches et de nouveaux faits amèneront à changer les positions initiales, il restera toujours un fond de vérité issu des instruments employés pour atteindre de présumées certitudes scientifiques. C'est ce qui arrive à qui se considère marxiste et l'est effectivement. La comparaison «scientifique-naturaliste» avec le marxisme continue en citant Einstein avec la relativité et Planck avec la théorie quantique qui selon Guevara n'ont rien enlevé à la grandeur de Newton : ils l'ont «dépassé» mais seulement dans le sens que «le scientifique anglais représente le passage nécessaire» pour cet ultérieur développement (Escritos y discursos, IV, p. 203/ Scritti scelti, II, p. 402).
Guevara n'échappe pas à une conclusion définissable comme déterministe et évolutionniste en même temps quand il affirme qu'il y a «des vérités aussi évidentes, aussi liées à la conscience des peuples, qu'il est inutile de les discuter. Elles doivent être marxistes de la même manière naturelle avec laquelle on est "newtonien" en physique ou "pasteurien" en biologie» (p.401). C'est une manière sans raffinement d'affirmer une conception dogmatique de la science sociale, et donc aussi en l'espèce du marxisme.
En poursuivant l'analogie avec les mathématiques dans lesquelles on a eu «un Pythagore grec, un Galilée italien, un Gauss allemand, un lobačevskij russe, un Einsein etc.», Guevara affirmait qu'également dans le champ des sciences sociales on pourrait tracer l'itinéraire d'un grand processus d'accumulation du savoir de Démocrite jusqu'à Marx - mais cela, que j'ajoute personnellement, au total mépris de la discontinuité que le marxisme attribue à la dialectique historique marquée par des ruptures, des sauts, des recompositions et des synthèses. Mais alors pour le Che, Marx est devenu non seulement le chercheur qui «interprète l'histoire et en comprend la dynamique», mais aussi celui qui «prévoit les évènements futurs», qui «prophétise» (on évoquera plus loin justement les «prévisions du Marx scientiste», qui est «artisan de son propre destin» et qui en plus d'interpréter la nature dispose désormais des instruments pour la «transformer». D'où l'évidente référence à la nécessité de l'action révolutionnaire comme conséquence logique d'une telle connaissance scientifique de la nature, de l'histoire et du monde rendue possible par le marxisme, désormais considéré comme une science.
Cette vision étroitement matérialiste a été certainement retirée d'interprétations très simplistes des œuvres d'Engels (Anti-Dühring, Dialectique de la nature, Socialisme utopique et socialisme scientifique) et de Lénine(Matérialisme et empiriocriticisme) qui ne sont pas cités mais qu'Ernesto avait lus au Guatemala et au Mexique. La comparaison du marxisme avec les sciences mathématiques, physiques ou biologiques - qui étaient monnaie courante pour la marxologie de l'époque stalinienne - débouche alors dans le plus grossier évolutionnisme philosophique lorsque Guevara marque la continuité entre «Marx, Engels, Lénine, Staline et Mao Tse-toung», en arrivant même à joindre les «nouveaux dirigeants soviétiques et chinois» dans cette chaîne de Saint-Antoine de la pensée soi-disant marxiste (Escritos y discursos, IV, p. 204 [Scritti scelti, II, p. 403]) : de tous, selon le Che, on aurait dû suivre «le corps de doctrine» et évidemment «l'exemple» (mais sur Khrouchtchev il changera vite d'idée…).
Il serait mesquin de poursuivre avec d'autres citations d'une telle liste ingénue des présumés mérites scientifiques-naturalistes du marxisme - qui pourtant ici n'est étrangement jamais qualifié de «matérialisme dialectique», selon ce qu'aurait au contraire imposé la tradition stalinienne - et surtout on évitera, comme de trop nombreux analystes l'ont établi, de faire de cet article un des sommets atteints par Guevara dans sa réélaboration du marxisme. Parmi eux pourtant se trouve Ch. Wright Mills (1916-1962) qui inclut cet unique texte du Che dans sa célèbre anthologieThe Marxists (1962). (Guevara rendra la politesse en incluant dans ses propres Apuntes de 1966 - desquels nous parlerons -plusieurs extraits tirés deThe Marxists).
Sur le «marxisme» de Marx il n'y a rien de plus, parce que le reste de l'article se lance dans une analyse très fantaisiste du développement de la révolution cubaine, que nous délaissons sans regret. J'ai pourtant autrefois porté une certaine attention à la manière expéditive avec laquelle le Che avait liquidé dans ce texte quelques affirmations des deux pères fondateurs sur le Mexique et sur Bolivar. Je me contente ici de citer Guevara, mais pour mon commentaire je renvoie à mon analyse détaillée dans Che Guevara. Pensiero e politica dell’utopia, pp. 57-63. Avec un avertissement : pour incroyable que cela puisse paraître, l'extrait critiquant Marx que je vais citer fut supprimer - censure évidente - par les coordonateurs des Escritos y discursos en 9 volumes publiés par l'Editorial de Ciencias Sociales (recueil habituellement utilisé pour les Œuvres du Che après 1957) : pour le croire il faut regarder le volume IV à la page 203. La Fondazione Guevara a déjà révélé de nombreuses autres censures tant dans ce recueil «officiel» que dans d'autres éditions cubaines des Œuvres du Che, et a rendu publique sa dénonciation d'une situation aussi scandaleuse et ridicule (voir CGQF n. 6/2006, pp. 73-84).
Mais puisque la main droite de la bureaucratie ignore souvent ce que fait la gauche, on peut trouver la reproduction intégrale de cet extrait dans Obras 1957-1967, produite et ce n'est pas un hasard par la Casa de las Américas en 1970, quand elle était alors dirigée par une femme intelligente et anticonformiste Haydée Santamaría. Je le reproduis en entier, autant par ce que c'est un bel écrit du Che (chose qui ne semble pas avoir ému l'âme des censeurs), que par hommage à Marx pour son 200° anniversaire :
«Au Marx penseur ou chercheur en sciences sociales et du système capitaliste dans lequel il vit, on peut évidemment attribuer quelques inexactitudes. Nous latino-américains, par exemple, nous ne pouvons pas être d'accord avec son jugement sur Bolivar et avec l'analyse, conjointement avec Engels, qu'il fait des mexicains, en prenant pour vraies certaines théories sur la race ou la nationalité, aujourd'hui inadmissibles. Mais les grands hommes, décrypteurs de vérités lumineuses, survivent malgré leurs petites erreurs, qui servent à les rendre plus humains : ils peuvent commettre des erreurs sans que cela n'entame notre claire conscience du niveau atteint par ces géants de la pensée. C'est pour cela que nous disons que les vérités essentielles du marxisme sont parties intégrantes de la communauté culturelle et scientifique des peuples et nous les acceptons avec l'évidence qui provient de quelque chose qui n'a pas besoin d'ultérieures discussions» (Scritti scelti, II, p. 402).
Les critiques que Guevara adresse aux textes marxo-engelsiens sur l'Amérique latine pouvaient faire référence à quelques échos compilés par Marx et Engels pour la New American Cyclopædia (publiée à New York en 16 volumes entre 1858 et 1863, sous la direction de Charles Anderson Dana [1819-1897], directeur également pendant deux décennies du New York Daily Tribune), mais surtout à une lettre de Marx à Engels du 2 décembre 1854 (in Opere complete, XXXIX, p. 434).
Après avoir précisé la complexe affaire, dans mon commentaire je donnais ouvertement raison aux deux grands amis et tort à Guevara. Mais j'ajoutais un élément plus grave, le fait que, dans l'analyse donnée par le Che de l'idéologie de la révolution cubaine, il n'apparaissait aucun des grands libertadores [libérateurs], ni aucun penseur ou écrivain latino-américain engagé dans la lutte antiespagnole, et même pas José Martí (1853-1895). Le Che citait des philosophes grecs, des physiciens et des mathématiciens de diverses époques, et très souvent Marx lui-même, mais jamais des autochtones, cubains ou latino-américains. Une absurdité sans doute due à la hâte du néophyte qui voulait se montrer plus marxiste que Marx, avide d'exposer une familiarité construite avec son œuvre, mais qui ne peut que nous laisser perplexe. Plus que de la conception marxiste vulgaire du marxiste ici démontrée, c'est l'absence de références à des idéologies et à des conceptions politiques latino-américaines qui constitue la lacune la plus grave de ce texte malheureux, qui pourtant a beaucoup plu en son temps et qui d'ailleurs continue encore à plaire.
Il ne s'agissait pas non plus d'un cas isolé puisque dans d'autres textes de l'époque apparaissaient d'analogues versions réductrices et éloignées des méthodes d'analyse marxiste, accompagnées d'une profonde ignorance de la grande tradition de débats qui dans le cours du XX° siècle s'était développée à partir de l'original legs marxien.
On peut citer en exemple l'interview la plus intéressante qui n'a jamais été faite à Guevara : celle de mon ami Maurice Zeitlin (né en 1935) du 14 septembre 1961, publiée aussitôt dans Root and Branch (photocopie dans CGQF n. 9/2014, pp. 219-26), une revue basée à l'Université de Berkeley en Californie, et qui fut souvent reprise (Cf.Cuba, an American tragedy). En cette occasion, tout en ayant évoqué des thèmes politiques de grande actualité théorique, Guevara répétait en conclusion la vulgate matérialiste précédente, y compris avec la comparaison avec la biologie, à laquelle, en tant que médecin, il tenait beaucoup :
«Nous considérons le marxisme comme une science en développement, par exemple comme la biologie. Un biologiste ajoute sa propre contribution à ce que d'autres ont fait, tout en travaillant dans son domaine spécifique. Notre spécialité à nous, c'est Cuba».
Dans la réponse suivante, en rendant plus claire (et plus grave) la comparaison avec la biologie, Guevara l'étendit aussi à Lénine : un «éloge» dont il se repentira ensuite (en 1964) quand il prendra nettement sa distance avec la vulgate léniniste :
«La valeur de Lénine est énorme - de la même manière que le travail d'un grand biologiste a de la valeur pour d'autres biologistes. Il fut probablement celui qui a le plus contribué à la théorie de la révolution. À un certain moment, il fut capable d'appliquer le marxisme aux problèmes de l'État et d'en faire émerger des lois de validité universelle».
C'est dans cette interview menée par Zeitlin (qui offre ici un modèle exemplaire de comportement d'authentique «intervieweur» qui ne reste pas passif ou inerte devant les réponses de l'interviewé) que Guevara devait reconnaître sa méconnaissance des grandes figures du socialisme comme Eugene Debs (1855-1926) ou Rosa Luxemburg (1871-1919). Vis-à-vis de cette dernière il formule seulement une sorte d'épitaphe malheureuse en disant que «ce fut une grande révolutionnaire dont la mort en révolutionnaire est la conséquence de ses erreurs politiques». Six années après on aurait pu appliquer les mêmes mots au Guevara bolivien, avec la même absence de générosité dans la formulation.
L'emploi de la formule «matérialisme dialectique» fut amplement utilisée dans un discours de Guevara lors d'une remise de prix au Ministère de l'industrie, le 31 janvier 1962 (Escritos y discursos, VI, pp. 79-90). Après avoir fait avec enthousiasme l'éloge d'un livre de Blas Roca, le Che fait une sorte de synthèse du niveau de marxisme atteint par lui en cette période, totalement disproportionné en faveur du dernier Engels, comme c'était désormais la norme dans la marxologie soviétique.
Dans l'extrait qui suit (p.81) apparaissent :
a) la théorie naïvement matérialiste (et donc infondée) de l'existence de deux sciences, la bourgeoise et la prolétaire,
b) l'attribution à Engels justement d'une théorie de l'origine de la vie sur la terre,
c) l'applicabilité de la méthode matérialiste dialectique à tous les aspects de la réalité (avec Staline on ira jusqu'à la linguistique et la génétique),
d) l'identification de fait d'une telle méthode avec la science non capitaliste, donc avec celle «prolétaire», même si ce n'est pas ultérieurement spécifié.
De fait se confirme ici l'adhésion intégrale de Guevara à la théorie du Diamatet à ses prétentions d'hégémonie culturelle sur tous les aspects de la vie individuelle et sociale.
«Le concept de la vie que nous fournit le matérialisme dialectique est différent de celui que nous offre le capitalisme, tout comme est également différent le concept de la science du matérialisme dialectique. Il y a longtemps Engels avait définit la vie comme un mode d'existence de la matière protéinée ; c'était une nouvelle conception qui à l'époque révolutionnait le monde des idées […]. C'est pour cela que nous devons chercher de tels fondements, d'apprendre à penser à bon escient dans tous les domaines, grâce aux méthodes du matérialisme dialectique, pas seulement dans les discussions politiques où dans des situations bien déterminées, mais pour l'appliquer comme méthode dans tous les projets scientifiques ou pratiques que nous devons assumer. Toutes les interprétations de la technique, et surtout l'interprétation de l'économie changent énormément si on les examinent à la lumière du matérialisme dialectique ou sous les fausses lumières des conceptions capitalistes».
Si le Che ministre de l'industrie manifeste dans les premières années de la révolution une adhésion acritique aux conceptions du marxisme soviétique, cela est dû aussi au fait que ces conceptions furent importées et acceptées naïvement avec tout leur grossier et brutal mécanicisme par l'ensemble du groupe dirigeant cubain. Par quelques uns passivement, par d'autres activement : parmi ceux-ci en premier il faut placer Guevara et Raúl Castro (né en 1931) qui est considéré depuis le début comme l'unique autre «communiste» de la direction du M26-7. On peut leur adjoindre Osmany Cienfuegos (n. 1931), dès la mort de son frère Camilo, qui provient du PSP et sera futur dirigeant de l'Ospaaal (Organización de solidaridad de los pueblos de África, Asia y América Latina).
Ce sont aussi des années dans lesquelles le travail idéologique (propagande, écoles, formation des cadres, publication des principales revues…) tombent dans les mains des dirigeants formés dans le vieux PSP et qui depuis peu avaient été appelés à faire partie de la nouvelle direction du pays. C'est à eux que fut pratiquement confiée la gestion des activités proprement «culturelles» du parti en prenant en compte un atout réel : c'étaient les uniques à avoir une certaine forme de préparation théorique.
Mais cette étape sera également réécrite par le Che dans son testament idéaliste de mars 1965 (Le socialisme et l'homme à Cuba, voir surtout l'édition coordonnée par l'argentin José «Pancho» Aricó [1931-1991]), où il dénoncera le «réalisme socialiste» et la culture officielle qui, au prétexte d'être «à la portée de tous» était en réalité «à la portée des fonctionnaires», c'est-à-dire de la bureaucratie. Il y critiquera âprement «le scholastisme qui a freiné le développement de la philosophie marxiste» et le fait qu'une «représentation formellement exacte de la nature» se soit convertie en une «représentation mécanique de la réalité sociale qu'on voulait montrer».
Le 30 mai 1963 Guevara avait écrit une préface élogieuse, à la limite de la naïveté et de l'intention apologétique, pour un livre publié à Cuba par le Partido Unido de la Revolución Socialista de Cuba [PURSC]. C'est le nom du parti intermédiaire, n'existant pratiquement que sur le papier, - de mars 1962 à octobre 1965- dans la phase dans laquelle Fidel Castro impose l'unification en une seule organisation des trois principaux courants politiques alors survivants à Cuba : les communistes prosoviétiques du PSP, le Directorio revolucionario 13 de Marzo et le M26-7. Qui ne partageait pas ce choix (le cas le plus célèbre est Carlos Franqui [1921-2010], l’auteur du Libro de los Doce [Le livre des douze]) fut exclu ou émigra à l'étranger.
Le titre était grandiloquent (El Partido Marxista-leninista), alors qu'il ne s'agissait en réalité que de quelques discours de Fidel Castro accompagnant un des textes liturgiques parmi les plus «célèbres» du monde soviétique, à savoir le Manuel de marxisme-léninisme d'Otto Wilhelm Kuusinen (1881-1964). C'était le leader historique du stalinisme finlandais sorti indemne de dizaines de purges et de retournements politiques, «célèbre» pour avoir été mis à la tête du gouvernement fantoche créé par les soviétiques quand ils avaient vainement tenté de conquérir la Finlande (1939-40) en application des clauses du Protocole secretaccompagnant le Pactesigné entre Staline (Molotov) et Hitler (Von Ribbentrop).
La préface de Guevara à cet opuscule peut être considérée comme le plus bas niveau atteint par lui dans l'exaltation du «matérialisme naturaliste», c'est-à-dire du marxisme-léninisme de type soviétique. Cette date marque la limite de la dégradation théorique de son marxisme. Ensuite commencera à difficilement ré-émerger le marxiste anticonformiste, lucide et antidogmatique qui des années auparavant avait admiré le mariatéguien Hugo Pesce et avait écouté - mais pas suffisamment - les conseils théoriques de la jeune apriste de gauche Hilda Gadea.
L'engagement déployé par Guevara pour rapprocher Cuba de l'URSS et pour confondre la finalité idéologique de la révolution cubaine avec la vulgate marxiste diffusé par l'appareil de propagande soviétique fut reconstruit avec enthousiasme (et en large partie inventé) dans un livre de «paléontologie guevaro-logico-marxiste» publié en 1972 en russe et en 1975 en espagnol (Editorial Progreso, Moscou). Le titre était simple - Arn∂sto C∂ G∂vara (Ernesto Če Gevara [Ernesto Che Guevara]) - mais moins simple était la volonté de l'auteur, Iosif P. Lavretskij, pseudonyme d'un agent de la police secrète soviétique, caché également sous un autre nom comme nous le démontrons dans CGQF n. 4/2001 (Voir la note)*. Les pages dans lesquelles l'émissaire du KGB célébrait massivement l'engagement prosoviétique du Che sont les 183-205 de l'édition russe et les 178-98 de l'édition espagnole.
NOTA* : Pendant quelque temps on a cru que Iosif P. Lavretskij était un chercheur soviétique, tout en le soupçonnant d'être en réalité un lituano-russe auteur d'œuvres sur Guevara : Iosif Romual’dovič Grigulevič (1913-1988). Il fut vite évident que Grigulevič et Lavretskij étaient les deux noms d'un même auteur. Le premier était une personne réelle, agent du NKVD puis du KGB (sous le nom de «Teodoro Castro Bonnefil»), lié à divers assassinats importants (Nin, Trotski, etc.) et chargé jusqu'à un certain point de tuer aussi le président de la Yougoslavie, Tito ; le second était son pseudonyme. Les catalogues de la bibliothèque de la Harvard University (étatsunienne) signalent que les deux noms identifient le même auteur. À la page 427 de son livre La vida en rojo, una biografía del Che Guevara [la vie en rouge. Une biographie de Che Guevara] (1997) Jorge Castañeda Gutman (né en 1953) écrit que «Lavretskij» est le pseudonyme derrière lequel se cachait Josef Grigulevič, historien soviétique et agent du KGB. Zbigniew M. Kowalewski (né en 1943), principal chercheur polonais du Che, confirma en juin 2001, lors d'une intervention au Congrès de la Fondazione Guevara à Acquapendente que «Lavretskij» était bien le pseudonyme de Grigulevič, ex-fonctionnaire de la police secrète soviétique. Lors de la même rencontre le chercheur tchèque Vladimír Klofáč (né en 1952) rappela que Miloslav Ransdorf (1953-2016), vice-président du Parti communiste de bohème-Moravie avait indiqué le nom Lavretskij/Grigulevič (associant ainsi les deux noms) dans la note 50 du livre Muž Svědomí (Homme de conscience). Ernesto Che Guevara, Nakladatelství Futura, Praha 2000. Toutes ces hypothèses furent définitivement confirmées par la publication des archives de Vasilij Nikitič Mitrochin (1922-2004), en 1999-2000, puis posthumes en 2005. J'ajoute une petite curiosité : dans le «plan de lecture de Bolivie» le Che inclut le Pancho Villa du même I. lavretskij dans sa liste de livres de 1966.
HERESY STORY
Scène 7 [de Moscou à La Havane, 1963-65]
La scène dont je pars pour décrire la reprise intellectuelle du marxisme de Guevara se déroule à Moscou et il l'a écrite lui-même dans un de ses Résumés sténographiquesdes conversations bimestrielles qu'il tenait au Ministère de l'industrie de 1962 à 1964. Nous sommes intéressés par quelques uns de ces enregistrements des dernières années du Che à Cuba en tant que ministre. Ce sont des matériels informels, mais précieux ; d'autant plus précieux que n'étant pas construits ni revus ils reflètent des pensées immédiates et en aucun cas diplomatiques du Che. Ils furent publiés en 1967 (mais dès 1966 Guevara avait eu la possibilité d'en voir les ébauches) dans le volume VI de la première édition à tirage très limité (environ 200 copies) de ses propres œuvres, coordonnées par Orlando Borrego (El Che en la Revolución cubana). Pendant longtemps ils ne furent pas republiés à Cuba, ni même intégrés dans des recueils de ses œuvres, et donc pour un bon moment ils n'ont pu être lus que dans les éditions ou traductions faites à l'extérieur : les premières le furent en français grâce à Michael Löwy (né en 1938) et à l'éditeur Maspéro, et en italien par Il Manifesto en 1969, et dans mon propre recueil deScritti scelti [Écrits choisis]du Che en 1993. À Cuba, il a fallu attendre 2006 pour qu'ils soient insérés dans le volume des Apuntes.
La scène se déroule le 5 décembre 1964 à l'ambassade cubaine de Moscou où le Che est écouté par une cinquantaine d'étudiants soviétiques, dont certains avaient contesté sa théorie de la priorité des incitations morales, fondées sur la croissance de la conscience des travailleurs, plutôt que sur le recours aux stimulations matérielles.
«À ce moment, quand on commence à poser [les problèmes], la rencontre devient violente. La Bible - c'est-à-dire le Manuel- parce que malheureusement la Bible ici ce n'est pas Le Capitalmais le Manuel. Des éléments commencèrent alors à être contestés, tandis qu'étaient également énoncées des choses dangereusement capitalistes : ce fut alors qu'émergea la question du révisionnisme» (Apuntes, p. 369/Scritti scelti, II, p. 565).
Il est important de noter que le «Manuel» évoqué ici ironiquement est le Manuel d'économie politique de l'Académie des Sciences de l'URSS, contre lequel Guevara en début 1966 consacrera un volume entier de critiques dévastatrices, et sur lequel nous reviendrons.
Pour le moment il est important d'établir qu'à Moscou l'atmosphère a changé par rapport au Commandant Guevara (considéré «glorieux» plus pour ses faits militaires que pour son marxisme) et que ses récentes critiques des conceptions économiques soviétiques ont laissé des traces. Il n'est plus l'apologiste ultra-soviétique, banal souteneur de la supériorité quasi métaphysique du matérialisme dialectique, mais un intellectuel en pleine crise «révisionniste», comme cela lui est reproché à Moscou, qui a désormais compris que pour l'émancipation de l'être humain «la méthode exacte pour y parvenir n'a été trouvée dans aucun pays, surtout si on est tombé dans les extrêmes qu'aujourd'hui nous appelons "staliniens"» (12 septembre 1964) (p.548).
Et parce qu'à Moscou il n'est pas toléré le moindre doute sur des questions fondamentales de cette nature, on peut imaginer quelles réactions pouvaient avoir été provoquées par les jugements négatifs sur la gestion économique soviétique qu'il avait formulés durant le gran debate económico. La sentence ne pouvait être autre que la damnatio iudicii classique, premier pas vers la damnatio memoriae : il s'agissait clairement de «trotskisme».
«Mais parce qu'ils m'identifiaient avec le Système de financement de bilan, je fus mis dans le même sac que le trotskisme. Ils disent également que les chinois sont fractionnistes et trotskistes, et le San Benito [tunique de pénitence de l'Inquisition (n.d.a)] ils me la mettent aussi» (p.567)
«Et c'est ainsi que c'est là, en Union Soviétique, qu'on a pu atteindre une certaine clarté. Ils veulent dire qu'il s'agit du passage du révisionnisme au trotskisme en passant par le milieu ? […] Le trotskisme provient en fait de deux angles : un (celui qui m'attire le moins) provient des trotskistes qui disent qu'il y a un tas de choses que Trotski avait déjà énoncées. Je crois seulement une chose, c'est que soit on a la capacité suffisante pour détruire toutes les idées contraires à un argument déterminé, soit on doit laisser les idées s'exprimer. L'opinion selon laquelle on devrait écraser les idées n'est pas une opinion qui nous amène des avantages» (pp.565-6).
Pour comprendre la vraie maturation marxiste du Che il est indispensable de lire avec attention les enregistrements sténographiques et d'en approfondir les idées qui sont éparpillées, mélangées avec des milliers d'autres problèmes (fonctionnement des usines, problèmes des ouvriers, polémiques avec les opposants, jugements négatifs mais non encore drastiques sur les idées économiques des soviétiques). Il n'est pas simple de reconstruire le fil rouge des réflexions guévariennes ni même d'en fournir une synthèse. Je me limiterai à signaler deux références aux œuvres de Mars qui ont une grand importance qualitative pour notre réflexion.
La première concerne le «jeune Marx». C'était au milieu des années 1960 et en France la rumeur produite par la grande polémique sur l'humanisme marxien (reconstruit justement à partir des Œuvres philosophiques de jeunesseet desManuscritsde 1844) était encore vive, tant à cause des positions rigidement antihumanistes d'Althusser (1918-1990) que par celles des idéologues soviétiques. Guevara se montre clairement fasciné par la polémique et jette quelques lances en faveur de l'humanisme du jeune Marx. Il l'avait déjà fait lors du débat économique, en le citant franchement : il y revient dans les conversations contemporaines du 21 décembre 1963.
Il reconstruit les termes de la polémique, admet que le langage «hégélien» du jeune Marx n'est pas celui du Marx «mur» (auteur du Capital), mais affirme que la thèse marxienne fondamentale, pour laquelle le développement de la société correspond au développement de ses contradictions économiques en lien avec la lutte des classes, était déjà contenue dans le Marx de 1844.
Cette mise en avant faite par Guevara d'un tel point de départ acquiert une valeur particulière parce qu'elle le ramène au Marx de sa maturité maximale, exprimée dans le texte avec lequel le philosophe de Trèves avait fourni sa propre conception de la société socialiste et de la transition qui y mène : La Critique du Programme de Gotha. Et c'est celle-là la seconde référence importante à Marx qui ressort de diverses conversations (par exemple pp.270, 309, 311-12).
L'attention portée par le Che au Marx de 1844 et à celui de laCritique du Programme de Gotha l'amène à développer son personnel cheval de bataille, en prenant en compte l'importance de l'élément subjectif pour le marxisme, pas seulement lors de la lutte révolutionnaire, mais également dans la phase de transition au socialisme, et dans la construction de la nouvelle société et du socialisme. Il ne peut pas y avoir de communisme selon Guevara si on n'intègre pas les «inquiétudes» marxiennes vis-à-vis du caractère humaniste de la révolution. Ainsi il ne peut y avoir de révolution si on ne donne pas son juste rôle et son importance à l'engagement subjectif - en sens éthique - du travailleur pris comme classe.
Cette position caractéristique du marxisme guévarien permit à Michael Löwy d'être le premier à parler de l'humanisme révolutionnaire du Che (La pensée de Che Guevara, 1970). Ensuite ce sera à mon tour de reprendre le concept et de le développer amplement dans ma monographie de 1987 plusieurs fois citée : une intégrale philosophie ou vision du monde du Che qui peut se résumer dans cette formule - Humanisme révolutionnaire.
Avec le temps j'ai pris de plus en plus conscience que toute tentative d'analyser le patrimoine théorique du Che sans prendre en compte son personnel et original humanisme révolutionnaire ne permettrait pas d'expliquer concrètement son comportement : non seulement son rapport existentiel et foncièrement cohérent entre théorie et pratique, mais aussi son éthique du socialisme et son engagement personnel. Engagement qui fut très sartrien sous cet aspect, et ce n'est pas surprenant que J.-P. Sartre (1905-1980) lui-même sut reconnaître en lui de grands dons personnels et intellectuels déjà en 1960 (Visite à Cuba).
Dans les conversations et dans d'autres textes Guevara fait sienne également la problématique marxienne de l'aliénation, qui comme nous le savons avait été un axe fondamental de la critique marxienne d'Hegel, et à mon avis, le principal élément de différenciation philosophiqued'avec l'étatisme hégélien, pendant toute une première phase, et de différenciation politiquedurant le reste de la vie de Marx.
Cela ne rentre pas dans le thème de ma discussion, mais il est intéressant de rappeler que Guevara oppose la conception de transition au socialisme de Marx (à partir du rapport entre la prise de conscience subjective et le processus d'auto-émancipation des mécanismes de l'aliénation capitaliste) aux incertitudes et aux vrais et substantiels virages qu'il attribue justement à Lénine, sans pourtant donner à la question l'importance qu'elle mériterait.
Durant les conversations Guevara parlait de son propre changement de jugement vis-à-vis de Lénine. La vulgate du «marxisme-léninisme» n'appartient plus à son bagage intellectuel, et le processus qui lui a amené une telle vision est dans un certain sens historiquement renversé : la NEP ne plaît pas à Guevara, parce qu'il n'aime pas que dans une économie de transition vers le socialisme on réintroduise des éléments du marché et des méthodes de fonctionnement capitalistes. Il ne l'accepte ni pour l'URSS ni pour la Cuba contemporaine, et rétrospectivement il ne l'admet pas non plus pour la Russie des années 1920. De là une drastique révision de jugement sur Lénine qui est désormais mis en contradiction avec la problématique de la Critique du programme de Gotha(pp. 310-12, 316, 324-6) voire avec son propre L'État et la Révolution, qu'autrefois Guevara a toujours admiré et cité.
Nombreuses idées des conversations au Ministère de l'industrie se retrouvent dans des articles écrits lors du gran debate económico. La discussion se tient grosso modo entre le début de 1963 et la fin de 1964. Les interventions apparaissent «librement» sur différentes revues cubaines et aux discussions participent non seulement les principaux responsables de chaque secteur de l'économie - de l'industrie à la banque, avec l'unique exception de Fidel Castro - mais aussi quelques économistes européens célèbres comme Charles Bettelheim (1913-2006) et Ernest Mandel (1923-1995) sans oublier l'importante contribution à cette discussion de la Monthly Review de Paul Sweezy (1910-2004) et de Leo Huberman (1903-1968). La meilleure présentation de cette discussion historique est donnée dans O debate econômico em Cuba de Luiz Bernardo Pericás (né en 1969).
En dernier point on peut préciser les fonds utilisés par le Che pour se familiariser avec l'histoire personnelle de Marx et d'Engels. Il a lu certainement une partie de leur Correspondance disponible depuis longtemps en langue espagnole, mais sa source favorite reste La Vie de Marxde Franz Mehring (1846-1919). Il la cite plusieurs fois. Par exemple dans la conversation du 2 octobre 1967 (p. 325) quand il affirme la nécessité de publier aussi à Cuba la célèbre biographie (qu'il définit «émouvante») et lorsqu'il souligne en particulier l'importance que Mehring accorde à la polémique de Marx et de Ferdinand Lassalle (1825-1864). Pourtant et malheureusement le Che ne développe pas le thème et c'est regrettable car nous aurions pu mieux comprendre son attitude envers la conception étatiste du socialisme pour laquelle j'ai toujours douté que Guevara en soit un adepte convaincu.
Je ne pense pas cependant que Guevara ait pu lire la monumentale biographie dédiée à Karl Marx e Friedrich Engels par Auguste Cornu (1888-1981), dont la première moitié fut publiée en espagnol par l'Institut du Livre de La Havane en un énorme volume de plus de 700 pages seulement en 1967, même si - selon ce qu'on m'a dit - elle fut éditée sur explicite demande du Che avant son départ.
De la biographie de Mehring, Guevara fit plus que de simplement la recommander. Il en fit un vrai et propre résumé, désormais lisible comme «Síntesis biográfica de Marx y Engels», à la fois dans son lieu naturel - les Apuntesdans un chapitre doté d'une fonction théorique propédeutique par rapport à la successive polémique avec les soviétiques - et comme opération purement commerciale (de l'Ocean Press), c'est-à-dire comme opuscule à part, privé de notes et d'informations qui expliquent les raisons de cette extrapolation : c'est un énième dommage qui s'ajoute à beaucoup d'autres faits pour rendre possible une édition scientifique des Œuvres du Che. Dans ce cas a aussi été atteint le projet guévarien d'actualisation du patrimoine de Marx et d'Engels mis au point en pleine polémique avec les soviétiques.
MARXIST STORY
Scène 8 [Prague, 1966]
C'est désormais à cette polémique que nous devons porter attention, en cherchant en premier lieu à imaginer la scène : après la longue réclusion dans la maison de l'ambassadeur cubain à Dar es Salaam le Che assume un total changement de continent, de l'Afrique au cœur de la vieille Europe ; une grand villa à la périphérie de Prague ; la vie en commun semi-clandestine (Opération «Manuel» cubano-tchécoslovaque) avec quelques uns de ses plus proches compagnons («Pombo» [né en 1940] et «Tuma» [1940-1967]) ; les parties d'échec ; l'étude et l'écriture.
Le Che y demeure de mars jusqu'à sans doute juillet 1966, pour ensuite rentrer à Cuba pour se préparer à l'entreprise de Bolivie qui dans l'entretemps avait été définitivement choisie comme objectif politique, puisqu'avait été abandonné dans le cours de l'été l'objectif précédemment déterminé, à savoir le Pérou. (Tout cela est reconstruit et documenté avec de nombreux détails par Humberto Vázquez Viaña, Una guerrilla para el Che [Une guérilla pour le Che]). Là, Guevara écrit l'œuvre encore connue comme «Carnets de Prague» (mais publiée sous le titre d'Apuntes críticos a la Economía política [Notes critiques sur l'Économie politique], puisque la cible visée était le Manuale di Economia politica del'Académie des Sciences de l'URSS). C'est un énorme travail de recompilation de textes (à partir du résumé biographique de Marx-Engels dont on a parlé), avec de longs extraits recopiés à la main des œuvres essentiellement de Marx-Engels et Lénine, mais comportant aussi un extrait tiré de Mao Tse-toung. Il me semble juste d'ajouter également à ce travail de recompilation anthologique les extraits que Guevara recopie dans un petit opuscule à part, dans les mêmes mois ou dans une période immédiatement successive qu'on n'a pas réussi à mieux déterminer. Ce petit livret ainsi que le «libro verde» avec des passages poétiques, réapparaîtra parmi ses objets personnels vendus en Bolivie après sa mort : dans ce cas le rachat est effectué par la maison d'édition Feltrinelli, mais sans ultérieures informations éditoriales.
Le livret a été publié par cette même maison éditoriale dans une très mauvaise édition, avec des erreurs et un titre ridicule (Prima di morire. Appunti e note di lettura [Avant de mourir. Notes et comptes-rendus de lectures]). Mais l'édition reste importante car elle contient des extraits tirés de The Marxists de Ch. Wright Mills, des Œuvres de Marx-Engels, Lénine, Staline, de Lukács, de M.A. Dinnik déjà évoqué, et également des extraits de diverses œuvres de Trotski. Au niveau quantitatif, les passages de Trotski sont de beaucoup supérieurs à tous les autres auteurs cités, et celui concernant son Histoire de la révolution russeest suivi de ce commentaire :
«C'est un livre passionnant dont il est difficile de faire la critique parce que l'historien est également protagoniste des évènements. De ce fait il apporte un éclairage sur toute une série d'évènements qui étaient restés obscurcis par le mythe. En même temps il émet des affirmations isolées dont la validité reste encore aujourd'hui absolue. En définitive, si on fait abstraction de la personnalité de l'auteur et si nous nous concentrons sur le livre, celui-ci doit être considéré comme une source de première importance pour l'étude de la révolution russe» (p.94)
Le gouvernement cubain a réussi à empêcher jusqu'en 2006 la publication des Carnets de Prague(les Apuntes), mais il a fini par céder non seulement aux pressions exercées par la Fondazione Guevara Internazionale, mais aussi car d'autres parties marquantes de critique de l'URSS étaient déjà apparues en 2001 dans le livre d'Orlando Borrego, Che, el camino del fuego. Hors, parmi les extraits commentés par l'ex-Ministre du sucre, figurait l'introduction du Che («Necesidad de este libro») dans laquelle, en plus de nombreuses affirmations guévariennes inspirées du marxisme qui liquidaient la prétention soviétique d'atteindre le socialisme, pointait la lapidaire affirmation sur l'URSS suivante :
«La superestructura capitalista fue influenciando cada vez en forma más marcada las relaciones de producción y los conflictos provocados por la hibridación que significó la nep se están resolviendo hoy a favor de la superestructura: se está regresando al capitalismo» (Apuntes, p. 27; Borrego, p. 382).
[La superstructure capitaliste a continué à influencer en forme plus marquée les liens de production, et les conflits provoqués par l'hybridation que signifie la NEP se sont résolus aujourd'hui en faveur de la superstructure : c'est-à-dire en revenant au capitalisme.]
Une pareille prophétie, formulée au moment où Fidel Castro décide d'entrer définitivement dans le bloc soviétique peut sans doute laisser indifférent aujourd'hui, puisque chacun peut constater ce qui s'est réellement passé. Mais à l'époque cela impliquait un grand courage intellectuel de la part d'une sorte de vice-chef d'État, commandant légendaire pour le monde militaire soviétique, connu pour avoir confirmé son adhésion de jeunesse au marxisme dans une seconde phase marquée par l'admiration de l'URSS comme patrie du socialisme. Toute analyse de la pensée du Che qui ne tient pas compte de cette profonde transformation, et présente au contraire une vision de ses conceptions économiques unilatérale et stable dans le temps, ne mérite aucune considération. Pourtant les livres dédiés à Guevara qui offrent une telle vision monochromatique et donc erronée de sa pensée, ont été pendant des années quasiment la règle dans la production éditoriale de Cuba ou de la part d'auteurs qui lui sont liés. On pourrait citer des exemples cubains, chiliens, italiens, étatsuniens, etc. mais ce serait une manière peu généreuse de s'acharner sur la pauvreté intellectuelle d'une génération entière, dans le passé définie «nomenklatura latino-américaine», et qui désormais commence finalement à s'éteindre.
Les Apuntesforment une œuvre exigeante sous le profil théorique et devraient être examinés point par point, vu que chaque paragraphe s'en prend de manière critique à un autre paragraphe du fameux Manuelsoviétique. Le langage utilisé est très technique et démontre une récente familiarité acquise avec les textes fondamentaux du marxisme : le Capitalsurtout. Abondent également les références à Lénine, cité parfois positivement, et parfois pour lui contester des choix accomplis depuis la fin du Communisme de guerre (thème sur lequel Guevara ne s'exprime pas, même si on peut penser que sur les grandes lignes il y soit plutôt favorable). Il est cependant évident que le Che ignorait totalement la littérature «hérétique» portant sur la Russie des Soviets alors qu'elle est apparue dès le vivant de Lénine. De ce grand laboratoire théorique, assumé par des noms célèbres du marxisme et au-delà, Guevara n'eut pas connaissance et cela fut sa grande limite théorique.
Bien sûr il faut rappeler que le Che ne vécut que 39 ans, souvent en voyageant ou en combattant les armes à la main pour ses idéaux.
Pour revenir aux Apuntes, ce qui peut nous intéresser le plus est qu'il s'y trouve un grand usage de la Critique du Programme de Gotha, tant comme référence directe que surtout comme adhésion à sa substance. Cette œuvre du dernier Marx est habituellement considérée comme le principal concentré de sa vision utopiste (comme je l'ai moi-même interprété dans mon introduction à l'édition italienne bilingue de 2008) et il est hors de doute qu'également pour le Che c'était son message le plus significatif. N'oublions pas qu'une année avant (mars 1965), revenant du voyage en Afrique, il avait remis à la revue Marchade Montevideo son texte utopique par excellence - Il socialismo e l’uomo a Cuba - dans lequel se vérifiait clairement la trace du célèbre texte de Marx.
Il faut enfin rajouter que dans les Carnets de Pragueest inclus le manuscrit d'un programme d'études (le «plan tentativo» [ébauche de plan]). Nous avons déjà rappelé deux plans d'études rédigés dans le même laps de temps de 2 ans, et celui-ci est chronologiquement le deuxième. C'est également le plus organisé et le plus détaillé, puisqu'il se présente sous la forme d'un index général d'un livre à écrire, une sorte d'ébauche d'une grand monographie sur l'histoire sociale de l'humanité : des modes de productions précapitalistes à l'impérialisme, en passant par les sociétés esclavagistes et le féodalisme ; des catégories marxiennes d'interprétation du développement capitaliste (comprenant une ample synthèse du Capital) à une définition de l'économie de la phase de transition (l'entière troisième partie) ; pour arriver enfin à la problématique de construction du socialisme (quatrième et dernière partie). La mort l'empêchera de mener à bien ce projet ambitieux, auquel il aura certainement continué à penser durant la guérilla bolivienne, comme le prouve le plan de lecture cité au début et qui désormais se confirme comme ensemble de notes bibliographiques rédigées mois après mois, composant d'une liste des désirs de lecturesà accomplir.
Publiés trop tard pour avoir une quelconque influence sur la formation théorique des nouvelles générations d'intellectuels cubains, les Apuntes resteront pour toujours dans l'histoire du marxisme comme preuve du haut niveau de compréhension théorique marxienne atteint par Guevara. Ils peuvent être également considérés comme le plus complet témoignage de sa lucide capacité prospective analytique, en rapport avec un monde politique - sonmonde politique - qui brille par la stupidité sinon par une vraie et propre cécité vis-à-vis du destin imminent du régime bureaucratique soviétique.
FONDU…
Scène 9 [Vallegrande, 9 octobre 2017]
La scène est composite, polychrome et aux multiples sons. Dans la grande esplanade qui sera plus tard l'aéroport de Vallegrande en Bolivie sont regroupées quelques milliers de personnes ramenées de partout par le gouvernement du président Evo Morales pour commémorer le 50° anniversaire de la chute du Che au combat. Multiples drapeaux multicolores, mais la plupart rouges avec la silhouette de la célèbre photo de Korda, musiques andines et caraïbes, bannières d'associations politiques, syndicales et culturelles de diverses provenances latino-américaines. Dans les jours précédents ont été entendus des chercheurs du guévarisme provenant de toutes les parties du monde : moi-même de l'Italie, mais incroyablement également le seul d'Europe.
«Le Che vit» est le slogan le plus répété mais l'édifice en forme d'église construit sur le lieu dans lequel on a retrouvé les ossements de Guevara est là pour prouver le contraire. Cette tombe s'associe mentalement au Mausolée cubain de Santa-Clara dans lequel l'atmosphère est encore plus accentuée dans un sens mystico-religieux au nom d'une tradition hagiographique cubaine commencée dès octobre 1967. Pour celui qui veut approfondir ou amplifier le discours sur cette évolution de la figure de Guevara - antimatérialiste (donc anti-marxienne), encline au mysticisme et populiste dans le mauvais sens du terme - il est disponible une fascinante recherche menée depuis des années par un docteur émérite d'histoire de l'art de l'Université de Californie (Los Angelès) : David Kunzle (né en 1936), Chesucristo.La fusione in immagini e parole tra Guevara e Gesù [Chesuchrist. La fusion en images et en paroles entre Guevara et Jésus].
Le Che est mort, il n'y a aucun doute. Mais pour notre réflexion présente, est mort surtout son rapport avec Marx. Et cela ne s'est pas produit seulement 50 ans après les faits de la Higuera, mais déjà pendant que le célèbre commandant était encore en vie. De fait, après la richesse des références théoriques contenues dans les Carnets de Pragueon ne trouve pas d'ultérieures réflexions du Che sur les problématiques concernant le marxisme. Nous disposons des titres des œuvres qu'il aurait voulu lire ou relire dans son Journal de Bolivie, mais justement de ce même Journalsont totalement absents les noms de Marx, Lénine et autres célèbres marxistes. Y échappe Trotski mais seulement parce que le 31 juillet 1967 le Che note la perte de son livre. Le lecteur peut facilement vérifier tout cela parce que depuis 1996 existe aussi un index des noms pour le Carnetbolivien : je l'ai moi-même construit pour mon édition illustrée du Diario di Bolivia illustrato [Le Journal de Bolivie illustré], et cet index est l'unique au monde. Je me suis toujours demandé si cette incroyable absence - le fait qu'il n'existe aucune édition du Journal(même à Cuba) avec un consistant index des noms - n'était pas un symptôme du désintérêt théorique vis-à-vis de l'ultime évolution idéologique du Che.
Si dans les premières années consécutives à la défaite en Bolivie le désintérêt pouvait avoir des raisons politiques - déjà insupportable pour les pays capitalistes, le Che l'était encore plus pour les pays du soi-disant «socialisme réel» (Chine incluse et même au premier rang puisque là-bas ne fut même pas signalée sa mort) - avec le passage des années il y eut d'autres raisons qui peuvent expliquer pourquoi le mariage Guevara/Marx avait perdu beaucoup de son attractivité théorique potentielle.
En premier lieu il faut reconnaître que la polémique du Che contre l'URSS avait perdu une grande partie de son intérêt et de sa puissance subversive après l'écroulement de l'empire soviétique en 1989-1991 (bien qu'à Cuba il avait été longtemps interdit d'en parler depuis la fin des années 1960). On peut y ajouter le fait que la réflexion guévarienne sur le thème de l'aliénation (quelle soit marxienne, sartrienne ou humaniste) fut très vite submergée par la naissance du mythe de sa personnalité et par sa récupération par la société spectaculaire de masse.
Cette récupération de la figure du Che qui ne pouvait que minorer son rapport au marxisme a été magnifiquement décrite par un des plus beaux livres écrits sur le «guévarisme» contemporain, c'est-à-dire sur comment le monde de la culture et du spectacle fonctionne et exploite son image tant d'années après sa mort : Cf. Michael Casey (né en 1967), Che’s afterlife. The legacy of an image [La seconde vie du Che. Histoire d'une icône contemporaine].
Si on a perdu les aspects communistes et internationalistes de son action politique, si on a perdu la fascination envers sa rébellion contre tous les conformismes, si on a perdu la valeur éthique de sa renonciation à la gestion du pouvoir d'État (cas unique dans l'histoire du XX° siècle), si on a perdu son originale théorisation du rapport théorie-praxis nommée par Michael Löwy et moi-même comme «humanisme révolutionnaire», pouvait-on conserver son rapport avec Marx ?
Bien sûr que non.
Il ne reste donc qu'à conclure notre remake du vieux film avec un célèbre aphorisme de Woody Allen :
«Marx est mort, Guevara est mort… et moi aussi je ne me sens pas trop bien».
THE END
ŒUVRESCITÉES.
Anderson, Jon Lee, Che Guevara. A revolutionary life, Bantam Press, London 1997, [Che Guevara. Una vita rivoluzionaria, Fandango, Roma 2009]
Borrego, Orlando, Che, el camino del fuego, Imagen Contemporánea, La Habana, 2001
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Parmi les nombreux auteurs cités, beaucoup sont membres de la Fondazione Guevara Internazionale. Pour permettre aux lecteurs des les identifier, j'ajoute ci-dessous la composition du comité de rédaction des Quaderni/Cuadernos Che Guevara, organe théorique de la Fondazione :
Roberto Massari [dir.], Aldo Garzia [dir. resp.], Enrica Matricoti, Roberto Savio, Aldo Zanchetta (Italie), Néstor Kohan (Argentine), Michael Casey (Australie), Carlos Soria Galvarro Terán (Bolivie), Luiz Bernardo Pericás (Brésil), Adys Cupull, Froilán González (Cuba), Michael Löwy (France), Richard Harris (Hawaï), Ricardo Gadea Acosta (Pérou), Zbigniew Marcin kowalewski (Pologne), David Kunzle, James Petras, Margaret Randall, Maurice Zeitlin (ÉU), Douglas Bravo (Venezuela), Antonella Marazzi (secrétaire de rédaction)
In memoriam: Humberto Vázquez Viaña (Bolivie), Celia Hart Santamaría, Fernando
Martínez Heredia (Cuba), Sergio de Santis, Giulio Girardi (Italie).