Les informations qui suivent ont été préparées
à l'attention de ceux qui ne se situent pas du côté de l'impérialisme russe, ou
de tout autre, mais du côté des travailleurs et – évidemment, car c'est inséparable
– du côté des peuples opprimés.
«Nationaliser» une entreprise d’Etat…?
Minatori del Donbass in sciopero nel 1989 |
Peut-on nationaliser une entreprise d'Etat?
Non, car c'est un non-sens. Pas pour les gens de Poutine. Dans le Donbass [i],
les séparatistes russes ont montré qu'ils le peuvent : ils ont justement
"nationalisé" l'entreprise d'Etat DP Donbassanthracite. Son siège se
trouve à Krasnyï Loutch, dans la région (oblast) de Louhansk [ii].
L'entreprise comprend sept mines et dix autres établissements. Elle emploie
env. 15.000 personnes, et sa masse salariale mensuelle (y compris les
cotisations aux assurances sociales) s'élève à 85 millions de hryvnia[iii].
Comment l'ont-ils fait? «La République
populaire de Louhansk nationalise l'industrie lourde» – c'est sous ce titre
que le site des séparatistes russes Rousskaïa Viesna (Le Printemps russe) a
publié ces informations sensationnelles. On y explique en quoi consistait cette
nationalisation : à savoir que le 15 mai 2014, trois membres de la "milice
populaire" de cette "république" se sont présentés à une réunion
concernant l’organisation de la production chez DP Donbassanthracite, et «ont
déclaré triomphalement (sic !) aux personnes présentes qu'ils
prenaient le contrôle de l'entreprise, et que dorénavant il y aurait un homme
de la milice populaire qui ferait la garde dans chaque bureau. Ils ont assuré
aussi qu'ils n'allaient pas entraver le travail des mines.»
Mykhaïlo Volynets, président du Syndicat indépendant
des mineurs d'Ukraine (NPHU), également président de la Confédération
ukrainienne des syndicats libres (KVPU), affirme que les choses se sont passées
un peu différemment. «On a vu arriver dix Cosaques russes avec des fusils
automatiques ; ils avaient aussi des lance-grenades. Ils sont allés chez le
directeur général, lui ont ordonné de quitter le bâtiment et ont déclaré qu'ils
prenaient possession des bâtiments de l'entreprise d'Etat Donbassanthracite.
Ces Cosaques de Russie – explique Volynets – proviennent de la
partie du Donbass située du côté de Rostov[iv],
une région où on a fermé plus d'une centaine de mines, créant une zone
d'alcoolisme, de drogue et de chômage, où la mortalité est deux fois plus élevée
que le taux de natalité, et où les jeunes en âge de travailler ont dû partir
vers l'Extrême Orient.» [v]
http://112.ua/glavnye-novosti/zahvatchiki-gp-donbassantracit-vooruzheny-avtomatami-i-granatometami-volynec-62604.html
Arrêter les mines, porter un coup à l’économie
Les séparatistes, qui agissent sous les
drapeaux de leurs "républiques populaires", par nationalisation de
l'industrie comprennent ce qu'ils ont fait dans l'entreprise DP
Donbassanthracite: ils ont tout simplement "proclamé" que la propriété
de l'Etat ukrainien devient la propriété de leur "état" fantaisiste,
et ont placé devant le portail et dans quelques bureaux leurs
"combattants" armés de kalachnikovs. Ils ne touchent évidemment pas à
la propriété privée des oligarques. L'entreprise DP Donbassanthracite reçoit de
l'Etat ukrainien de très importantes subventions. La soi-disant "République
populaire de Louhansk" n'a pas l'intention (ni aucune possibilité) d'en
assumer la charge. Pourtant, sans ces aides publiques, Donbassanthracite s'arrêterait
très vite de fonctionner. Alors, de quoi s'agit-il avec cette prétendue
"nationalisation"?
Volynets explique: «Les séparatistes
essaient d'arrêter le travail des groupes industriels comme Donbassanthracite,
de porter un coup à l'économie, et, lorsque les mines s'arrêteront, de faire
sortir les mineurs dans la rue. C'est fait pour aggraver le chaos et provoquer
des troubles à l'est du pays».
Les séparatistes – et l'impérialisme russe qui
est derrière eux – veulent ainsi déstabiliser l'Ukraine, car cet impérialisme
est en train d'en perdre le contrôle. Son calcul est qu'en déstabilisant le
pays, il jettera le peuple ukrainien à genoux, et créera les conditions pour rétablir
sa domination.
Les mineurs patrouillent à Donetsk
Eroi del lavoro, ritratti di minatori ucraini di Gleb Kosorukov |
La situation de l'industrie houillère dans
l'est de l'Ukraine est difficile, expliquait Mykhaïlo Volynets le 16 mai. Avant
tout, «parce qu'elle est instable, ce qui perturbe le rythme de travail de
toute l'économie. Par exemple, il y a huit jours, un groupe d'extrémistes masqués
a envahi les bureaux des mines d'Etat Artemougol, dans la ville de Horlivka (région
de Donetsk)[vi].
Ils ont enlevé le directeur général, puis l'ont libéré – crâne fracturé et
colonne vertébrale cassée –
moyennant versement d'une rançon. Dimanche, un groupe de gens a arrêté
un autocar d'entreprise qui transportait les travailleurs à la mine Stakhanov –
déjà très dangereuse pour de multiples raisons –, et ont empêché les mineurs de
se rendre au travail. Les assaillants exigeaient des mineurs que ceux-ci
rebroussent chemin et aillent voter dans leur "référendum". Un
incident similaire a eu lieu il y a quelques jours dans les environs de Torez [vii],
où les mineurs furent arrêtés et conduits par la force sur une place pour y
exprimer leur soutien à l'AntiMaïdan. D'une manière générale, dernièrement, on
incite souvent les mineurs à participer à des actions de protestation – soit en
leur proposant de l'argent, soit en leur mentant, par exemple en promettant des
hausses de salaires de 30%. Des inconnus arrivent dans la mine Kirov, obligent
le personnel à interrompre le travail et tirent sous les pieds du directeur de
la mine pour terroriser les gens. Ainsi, en créant une situation
extraordinairement instable, ils démoralisent la maîtrise et les cadres. Les
forces de l’ordre dans ces régions sont démoralisées aussi; même si, à Donetsk,
la police s'est jointe aux patrouilles des mineurs, membres du Syndicat indépendant
des mineurs. 160 mineurs patrouillent la ville, et des groupes de dix personnes
montent la garde dans l'immeuble de la police. Il convient d'ajouter que les
mineurs ne sont pas armés, et de ce fait sont également exposés au danger.»
Volynets poursuit : «Les mines, c'est en
soi une production dangereuse. Si l'on crée des conditions qui perturberaient
le travail dans les mines – parce qu'on veut que les mines s'arrêtent –, alors
avec le temps la reprise d'un fonctionnement normal ne sera plus possible. Des
dizaines de milliers de personnes perdront leur travail, grâce aux actions menées
par la Russie. Cette année, les mines doivent recevoir de l'Etat des aides
financières d'un montant de 12,5 millions de hryvnia, et ce n'est pas encore le
maximum. En général, à la fin de l'année, l'Etat procède à un examen du budget
et augmente les financements pour l'industrie houillère. Les rémunérations des
travailleurs se composent à 80 % des aides financières de l'Etat et à 20% de ce
que génère le travail des mineurs. Il faut tenir compte du fait que la
consommation du charbon a considérablement diminué aussi bien dans les
centrales thermiques et électriques que dans la sidérurgie. Aucun investisseur
ne placera de l'argent là où la situation est instable. Le moment n'est pas bon
pour une réduction des investissements de l'Etat dans les charbonnages ; car si
nos autorités se décidaient à le faire, alors elles pourraient se retrouver
face à l'hostilité des mineurs. Il faut chercher d'autres moyens et possibilités
de stabilisation économique et de sortie de la crise. Sinon, on pourrait même
faire une sorte de 'cadeau à Poutine'».
Chômage de masse
Mykhaïlo Volynets montre que les séparatistes,
en prônant le rattachement du Donbass à la Russie, ne tiennent pas du tout
compte de la situation réelle de l'industrie houillère. Dans le Donbass, le
charbon possède une haute teneur en souffre, et ne correspond pas aux standards
mondiaux. L'ouverture du marché ukrainien provoquerait son inondation par le
charbon russe, lequel est d'une meilleure qualité et beaucoup moins cher, car
extrait dans des mines à ciel ouvert. Seules des subventions du budget
permettent de maintenir à flot les mines d'Etat dans le Donbass. «Déjà en
2005, la Russie avait cessé d'allouer des ressources budgétaires pour soutenir
son industrie houillère. C'est la raison pour laquelle, dans la partie russe du
Donbass, dans la région de Rostov, on a fermé plus d'une centaine de mines. Les
gens qui sont restés sans travail ont tout simplement sombré dans l'alcoolisme.
Ceux qui pouvaient, sont partis dans le Kouzbass ou à Vorkouta [viii],
créant ainsi des problèmes aux mineurs locaux – constate Volynets.
Là-bas, ils n'attendent pas nos mineurs».
«Tous les mois – poursuit Volynets –
l'Ukraine dépense plus d'un milliard de hryvnia pour soutenir l'industrie
houillère. Cela se justifie, car en échange de ces aides publiques, on obtient
des prix très bas de l'énergie électrique, des prestations communales, de l'eau
chaude, du chauffage, etc. Ainsi, en soutenant les mineurs, l'Etat soutient
aujourd'hui la population de l'Ukraine.»
Les analystes mettent en garde qu'en cas de
"fédéralisation" ou une autre forme de sécession de fait du Donbass,
ce bassin perdra les subventions publiques, la moitié des mines sera fermée et
env. 100.000 mineurs perdront leur emploi.
Youri Makohon, un économiste de Donetsk,
considère qu'en cas de sécession, non seulement l'industrie houillère, mais
toute l'industrie du Donbass, seraient menacées et pourraient devenir une zone
d'économie souterraine. «Je n'ai nulle part entendu dire que la Russie
voudrait rattacher le Donbass; ils en ont chez eux suffisamment de ce genre de
"donbass", par exemple à Kemerovo [ix]
ou à Vorkouta. Si, à la suite de diverses manœuvres politiques, nous devenons
une république non-reconnue, alors nous perdrons totalement les possibilités
d'aller librement sur les marchés extérieurs. Or, 70% de toute la production de
notre région dépend de l'export».
Les mineurs se soulèveront
L'avis de Mikhaïlo Volynets est partagé par
Yevhen Bondarenko, président de l'organisation régionale du Syndicat des
travailleurs de l'industrie houillère d'Ukraine (PRUPU) à Donetsk, qui fait
partie de la Fédération des syndicats d'Ukraine (FPU) : «La Russie n'a pas
besoin de notre bassin minier; mais dire que nous, avec notre charbon, nous
sommes indispensables à l'Europe, n'a pas de sens non plus. Les mineurs se
maintiennent uniquement parce que l'Etat exerce ses fonctions et paie les
salaires. Si la paie n'était pas assurée, alors les mineurs se soulèveront avec
une telle force que ça se verra».
Volynets dit que le conflit dans l'est de
l'Ukraine a déclenché une vague de mécontentement chez les mineurs du Donbass.
Jusqu'à présent, ils se tenaient à l'écart, mais maintenant ils disent qu'ils
sont prêts à se soulever, si leurs salaires et leurs familles devaient pâtir à
cause de cette crise. «Les mineurs se soulèveront dans un mois ou deux,
lorsqu'ils ne seront plus payés. Ce sont des gens qui n'ont peur de rien.
Aujourd'hui, on les a trompés et dressés contre le pouvoir central, mais demain
ils s'en rendront compte. Pour le mineur, la valeur suprême c'est la famille,
et la famille doit être nourrie avec quelque chose».
Nous allons virer les séparatistes des
villes minières
«Le moment est venu – argumente
Volynets – où les mineurs devront refouler de manière décidée les séparatistes.
Toutes ces amourettes pro-russes font que de nombreuses mines sont déjà à l'arrêt,
les gens travaillent à l'abattage au fond, mais le charbon n'est pas enlevé, et
il y a le risque que les salaires ne soient pas payés. Si les mineurs ne reçoivent
pas leur paie pendant un mois ou deux, et qu'ils ne pourront pas nourrir leurs
familles, alors il y aura des révoltes de la faim, dirigées contre tous ceux
qui se mettront en travers de leur chemin. Les mineurs sont des hommes très
vaillants. Ils n'ont pas peur de balles, ni de ceux qui s'avanceront contre eux
avec des armes automatiques. Le peuple les soutiendra».
Les autorités ukrainiennes, dit Volynets,
devraient trouver un moyen contre les séparatistes, qui sont peu nombreux dans
les cités minières. «Combien sont-ils ces séparatistes? Dans les petites
villes – de 5 à 7 personnes. Alors, que notre honorable Etat daigne nous donner
des armes, et nous allons nous défendre nous-mêmes. Nous allons rappeler à
l'ordre tous ces types irresponsables, et nous allons les virer des villes minières.»
Après que les séparatistes aient occupé le bâtiment
administratif de l'entreprise DP Donbassanthracite, et annoncé le renvoi de
Semen Kerkez, son directeur général, Mykhaïlo Volynets a déclaré : «C'est
inadmissible, car cela se passe dans une entreprise parmi les plus dangereuses.
Cela peut avoir des conséquences tragiques, comme par exemple en Turquie. Là-bas,
suite à l'accident dans la mine, hier, le nombre de morts a atteint presque 300
personnes. Tous les militants mineurs sont très inquiets par la tournure que
prennent les événements. Vraisemblablement, les mineurs eux-mêmes devront défendre
leurs emplois, parce que l'Etat le fait de façon inefficace».
Les mineurs en ont ras le bol de supporter
la pagaille et l'arbitraire
Ce que dit Volynets est pleinement partagé par
son collègue syndicaliste, Mykola Volynko, président du Syndicat indépendant
des mineurs du Donbass (NPHD). Le 15 mai, à la conférence de presse qui s'est
tenue dans le Centre médiatique de crise ukrainien à Kiev, «il a appelé les
autorités ukrainiennes à des actions plus décidées en défense du Donbass, à résoudre
la crise et à réintégrer totalement cette région dans le cadre de l'Ukraine». Il disait à
propos des détachements séparatistes : «Ils affolent les gens en agitant l'épouvantail
du Secteur de droite et des bandéristes, mais traitent aussitôt de provocateurs
ceux qui demandent à juste titre comment allons-nous vivre. Concernant notre
organisation, nous allons tout le temps dans les mines, nous expliquons et nous
alertons: si les mines s'arrêtent, tout sera foutu. Qui prendra en charge les
aides d'Etat pour les mines? Que deviendront les retraités, et avant tout – les
mines elles-mêmes? La Russie a suffisamment de ses propres mineurs au chômage.
Dans la région de Rostov, sur 64 mines il y en a encore trois. Dans la région
de Toula [x],
il n'en reste que très peu aussi. A Novokouznetsk [xi],
lors d'une rencontre avec moi, les gens disaient ouvertement : nous avons
suffisamment de nos propres chômeurs ; à quoi bon vos chômeurs ukrainiens? Ça
aboutira peut-être à la situation où nos salaires seront encore plus bas».
Volynko critique le gouvernement ukrainien à
cause de l'opération militaire contre les séparatistes, qui traîne déjà depuis
un mois, et pourrait traîner encore plus. «Aujourd'hui, les mineurs en ont
ras le bol de supporter la pagaille et l'arbitraire. Les gens veulent que la
paix et la tranquillité reviennent plus vite». Il considère que «le
gouvernement ukrainien devrait engager des actions plus généralisées, globales,
car on ne peut pas se limiter aux opérations militaires». Parmi les
campagnes d'explications, il considère nécessaire de montrer aux populations
des exemples de l'effondrement des divers territoires (comme par exemple
l'Abkhazie) à la suite de l'ingérence russe. Du point de vue économique, il
serait important d'élaborer des perspectives de développement de la région.
Pour l'heure – vu les allègements consentis fin 2013 par le précédent
gouvernement pour l'importation du charbon – il a appelé les membres de
l'actuel gouvernement à trancher clairement quant à la manière de protéger les
entreprises de production nationales. «Nous avons chez nous le charbon, l'énergie
électrique et le métal. Mais comment devons-nous assurer la production? Sous
nos pieds il y a 13 trillions de mètres cubes de gaz de couche. Nous devons
faire les efforts nécessaires pour pouvoir l'utiliser», conclut Volynko.
18.05.2014
L’auteur est rédacteur
en chef adjoint de l’édition polonaise du Monde diplomatique. L’article
est paru en polonais sur le site web du Syndicat libre Août ‘80 et en français
dans Mediapart.
Traduit du polonais par Stefan Bekier
Notes et intertitres sont du traducteur
[i]
Bassin houiller, un des plus importants en
Europe, situé le long du grand fleuve Don, à cheval entre l’Ukraine et la Russie.
Sa partie ouest se trouve en Ukraine, avec des villes comme Louhansk ou
Donetsk, et sa partie est en Russie, avec des villes comme Rostov.
[ii]
Grand centre industriel et minier, 426.000
habitants
[iii]
1€ = 16,4 hryvnia (UAH). Salaire minimum env. 700
hryvnia , salaire moyen env. 2.000 hryvnia.
[iv]
Grand centre industriel et port sur le Don, à 50
km de la mer d’Azov, 1.110.000 habitants
[v]
L’Extrême-Orient russe est situé entre la Sibérie
et l’océan Pacifique à l’est, avec au nord l’océan Arctique et au sud le mer du
Japon ; la région comprend des grandes villes et centres industriels comme
Vladivostok, Khabarovsk, Petropavlovsk, etc.
[vi]
Ville minière et industrielle (chimie), 257.000
habitants.
[vii]
Ville minière, 58.000 habitants.
[viii]
Kouzbass : grand bassin minier en Sibérie
occidentale. Vorkouta : ville minière située dans l’extrême nord de la
Russie, dans un vaste bassin minier au-delà du cercle polaire, près de la mer
de Barents. 65.000 habitants. La région est aussi tristement célèbre pour les
camps de concentration staliniens du Goulag.
[ix]
Ville minière en Sibérie, dans le bassin minier
de Kouzbass. 544.000 habitants.
[x] Ville minière située à 200 km au sud de Moscou. 500.000
habitants.
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